Nombreuses palabres, quelques discours, deux petits tours puis s’en vont : convoquée dans l’ambiguïté, hier, dimanche 19 janvier 2020, la conférence de Berlin sur la Libye, a fait «pschitt». Elle s’est dégonflée comme une baudruche, tout comme les précédentes à Paris, Palerme, Moscou. L’horizon s’assombrit pour les Libyens.
Par Hassen Zenati
Présentée comme la «tentative de la dernière chance» de ramener la paix en Libye, la conférence de Berlin , qui a réuni un impressionnant aréopage de «décideurs», sous l’égide de l’Onu, n’est pas allée plus loin qu’une reprise des vœux pieux déjà émis par les précédentes tentatives de recoller les morceaux entre «frères-ennemis» à Paris, Palerme et tout dernièrement Moscou. Les deux principaux protagonistes: Fayez Sarraj, chef d’un gouvernement d’union (GNA), reconnu par la communauté internationale, mais ne contrôlant que 20% du territoire national, quelques puits de pétrole et un terminal d’exportation, et le Maréchal Khalifa Haftar, chef d’une prétendue «armée nationale», faite de bric et de broc, mais qui contrôle une grande partie du territoire, ainsi que la plupart des puits de pétrole et des terminaux pétroliers, ont quitté Berlin sans se parler, ni rien signer qui les engage. Ils se sont évités tout le long de la conférence, laissant à leurs second-couteaux le soin de s’étriper dans les couloirs, et à leurs parrains respectifs le rôle de définir la stratégie. «Il est clair qu’on n’a pas réussi pour l’instant à lancer un dialogue sérieux et stable entre eux», a reconnu quelque peu déçu Sergueï Lavrov, le vieux routier de la diplomatie russe.
Tout le monde au point de départ
Finalement, tout le monde s’est retrouvé au point de départ. Les Européens, handicapés par le conflit sourd qui oppose l’Italie à la France, ont délégué en vain la chancelière allemande Angela Merkel, à l’insu de son plein gré, pour tenter de reprendre la situation en main. Ils ont dû se rendre à l’évidence : la solution incombe toujours, sans doute encore pour longtemps, à la Turquie et à la Russie, devenus par le poids de leurs armes les principaux acteurs du théâtre libyen.
Dans la foire diplomatique aux lendemains incertains de Berlin rappelant la Société des Nations de sinistre mémoire, les Américains ont seuls su tirer leur épingle du jeu en lançant un avertissement discret, mais très ferme, contre toute tentative de mettre en péril l’exploitation pétrolière. Pour Washington c’est l’essentiel. Elle classe en effet le conflit libyen dans la catégorie des conflits de «low intensity» (à basse intensité), qui nécessite, certes, une surveillance vigilance, mais ne requiert à ce stade aucune intervention directe. Mais, dans une phase de croissance mondiale ascendante, alors que l’Iran est déjà contraint de réduire sa production d’hydrocarbures sous l’effet des sanctions américaines et européennes, les Etats-Unis ont fait comprendre qu’ils ne toléreraient pas que le pétrole libyen cesse de couler, au risque de freiner la prospérité américaine sur laquelle le président Donald Trump compte beaucoup pour se faire réélire dans moins d’un an.
Le pétrole au cœur des convoitises et des craintes
Quarante huit heures avant l’ouverture de la «Grand Messe» de Berlin, dans un geste que l’on à de la peine à ne pas imaginer synchronisé avec la diplomatie américaine, le Maréchal Haftar avait ordonné le blocage des principaux terminaux pétroliers situés dans la région qu’il contrôle à l’est de la Libye : Brega, Ras Lanouf, Al Sedra et Al Hariga. C’était une façon de montrer ses muscles à ses adversaires et d’exhiber en même temps ses atouts, en donnant aux Américains des arguments sonnants et trébuchants à l’usage de Européens, premiers importateurs de pétrole libyen: s’il devait perdurer, le blocage provoquerait la chute de la production libyenne des deux tiers, de 1,3 million de barils par jour actuellement, à 500.000 bj, et un manque à gagner de 55 millions de dollars par jour pour la Libye, selon la Compagnie nationale libyenne de pétrole (NOC). Cette chute s’accompagnerait fatalement d’une flambée des prix sur le marché européen en particulier. Sans menacer directement les Etats-Unis, en situation de suffisance depuis qu’ils ont lâché la bride à leurs producteurs de pétrole et de gaz de schiste du Texas et d’ailleurs, elle pourrait, par son impact sur la croissance européenne fragile, l’atteindre indirectement.
Le jeu absurde d’une paix improbable
Autre vœux pieux émis à Berlin : respecter l’embargo sur les armes décrété en 2011 dans le sillage de l’intervention de l’Otan contre le régime du colonel Mouammar Kadhafi. D’une part parce qu’aucun pays ne reconnaîtra jamais qu’il enfreint l’embargo et d’autre part parce que tous les pays ferment les yeux sur les livraisons clandestines, chacun en faisant autant en faveur de ses partisans. Mais, il n’en fallait pas moins pour proclamer, comme ils n’ont pas manqué de le faire, «qu’il n’y a pas de solution militaire au confit», et que le Sommet, qui vient de se tenir, nourrit «l’espoir de retrouver le chemin de la paix».
Jouant jusqu’à l’absurde, le jeu d’une paix improbable, Fayez Sarraj et Khalifa Haftar ont d’ailleurs chacun accepté, sans se faire aucune d’illusion sur la portée réelle de leur parole, de donner «cinq noms» pour former une «commission militaire» mixte de suivi d’un cessez-le-feu que les participants voudraient «permanent». En effet, faute de contrôle sérieux, aucun des précédents cessez-le-feu, il y en a eu plusieurs, n’a tenu plus de quelques jours et parfois quelques heures. Mais alors que le chef du GNA a demandé l’envoi d’une «force militaire internationale» sous l’égide de l’Onu avec pour mission de «protéger la population civile», la conférence de Berlin a fait l’impasse sur cette proposition concrète partagée par le représentant de l’Onu, le libanais Ghassane Salamé.
On a aussi compris qu’il n’y aura même pas pour l’instant une commission civile de supervision de l’activité militaire des groupes armées qui aurait pu la freiner. La proposition doit être de nouveau débattue à Bruxelles entre Européens, mais on connaît dores et déjà les grandes réserves de l’Union européenne (UE), en particulier l’Allemagne, sur un déploiement de troupes à l’étranger, alors que la France, enlisée au Mali et fort occupée en Syrie, n’en a plus vraiment les moyens. Reflet sans doute de cette impuissance non-reconnue, Paris exige au préalable que les deux camps rivaux s’engagent au retrait des armes lourdes, de l’artillerie, des avions. Autant dire une hypothèse illusoire, qui permet de botter en touche.
En dehors de tout encadrement, la récente arrivée sur le terrain de militaires turcs, de jihadistes du nord de la Syrie, poussés par Ankara, pour épauler le GAN, la présence soupçonnée de mercenaires russes, aux côtés du Maréchal Haftar, ainsi que l’afflux continu d’armes font craindre le pire : une dégénérescence à terme du conflit jusqu’à embraser l’ensemble des pays voisins, alors que la Libye, plongée dans le chaos depuis 2011, ressemble de plus en plus à la Syrie.
Le Maghreb, grand perdant de l’enlisement du conflit libyen
Grande perdante de cette internationalisation rampante du conflit libyen à ses frontières : l’Union du Maghreb arabe (UMA), brille par son absence. La situation risque de lui échapper irrémédiablement. Des quatre pays concernés, seule l’Algérie, rachetée de justesse, a été invitée à la conférence de Berlin, alors que la Tunisie a décliné une invitation qu’elle a jugée «trop tardive», et que le Maroc, qui avait pourtant abrité les négociations et l’accord de Skhirat entre protagonistes libyens en 2015, et la Mauritanie, plus engagée au Mali, ont paradoxalement été ignorés. En revanche, l’Egypte, les Emirats arabes Unis et l’Arabie Saoudite, très engagés aux côtés du Maréchal Haftar, ont eu leur carton d’invitation, faisant pencher la balance vers les Pays du Golfe.
Parlant par la force des choses et à son corps défendant, au nom de ses partenaires de l’UMA, le président Abdelmadjid Tebboune, dont c’était la première sortie internationale depuis son élection à la tête de l’Etat algérien, a de nouveau condamné les interventions étrangères dans le pays mitoyen, et mis en garde contre l’atteinte à sa souveraineté et son démantèlement. Il a aussi proposé Alger pour recevoir une nouvelle conférence entre parties libyennes, destinée à négocier les conditions d’une éventuelle réconciliation nationale et une reconstruction de l’Etat failli.
Les Algériens, qui entretiennent depuis toujours des relations étroites avec les dirigeants libyens, tout en marquant leurs réserves à l’égard de l’ingérence turque, et en se méfiant des dérives du Maréchal Haftar, estiment que la partition de ce pays serait une grande catastrophe géopolitique pour toute la région et un facteur d’instabilité aux conséquences incalculables pour le Maghreb et le Sahel. Alger a déjà fait savoir discrètement qu’elle ne tolérerait la présence d’aucune présence militaire extra-régionale à ses frontières.
Ce n’est sans doute pas un hasard que quelques jours avant l’ouverture de la conférence de Berlin, le nouveau chef d’état-major de l’armée algérienne (ANP), le général-major Saïd Chengriha, s’est payé une visite d’inspection dans la région militaire limitrophe de la Libye, où il a assisté, en treillis de combat, à un exercice à balles réelles de différentes unités de l’armée algérienne, largement relaté par les média du pays.
Donnez votre avis