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Méditerranée Orientale : une odeur de gaz et de poudre

Entre Paris et Ankara, c’est une guerre en sourdine qui se poursuit en Méditerranée Orientale, tantôt autour de la Libye, et tantôt au sujet des hydrocarbures, dont la Turquie voudrait sa part, ou encore sur le Liban, vieille province ottomane que Recep Tayyip Erdogan verrait bien retomber dans son giron, alors que des Libanais réclament le rétablissement du mandat français sur leur pays.

Par Hassen Zenati

Les démonstrations de force se succèdent en Méditerranée Orientale entre la France et la Turquie. Autour de trois enjeux : la Libye, le Liban et les hydrocarbures.

Dernier épisode de cette tension diplomatique entre les deux alliés, membres de l’Otan: le débarquement en trombe au Liban du président français Emmanuel Macron, premier chef d’Etat étranger à se rendre à Beyrouth, quarante huit heures après l’explosion d’un dépôt de 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium qui a soufflé le port de la capitale, et dont le bilan tragique frôle les 200 morts, plus de 6.000 blessés, quelques 300.000 sans abri, et des dégâts matériels de l’ordre de 15 milliards de dollars, selon les premières estimations.

La Turquie voudrait sa part du pétrole et du gaz de la Méditerranée orientale

L’empressement du chef de l’Etat français, qui a reçu sur place un accueil mitigé entre ceux qui ont critiqué sa démarche «paternaliste et tutélaire» et ceux qui l’ont exhorté à «rétablir le mandat français» sur le Liban en vigueur entre 1923 et 1943, a paru bien suspect au président turc Recep Tayyip Erdogan, qui surveille d’un œil attentif cette partie du monde où il compte de multiples intérêts. «Macron et compagnie veulent rétablir l’ordre colonial », a-t-il immédiatement répliqué, en se dédouanant de toute visée expansionniste hostile au Liban. «Nous ne sommes pas au Liban pour faire le show devant les caméras comme certains, nous y sommes en vertu de notre fraternité éternelle. Nos actions pour garantir nos droits et intérêts en Méditerranée orientale jouent littéralement le rôle de ‘‘papier de tournesol’’ (ndlr : boussole), tant dans notre pays qu’à l’extérieur», a-t-il soutenu.

Erdogan s’est placé ainsi au cœur du conflit en cours depuis que des hydrocarbures (gaz et pétrole) ont été découverts dans la région, dont la Turquie voudrait sa part, alors que sa voisine, la Grèce, également son alliée au sein de l’Otan, lui dénie tout droit sur ces richesses sous-marines. Joignant le geste à la parole, il déployé un navire de recherche sismique escorté par des bâtiments militaires dans les eaux contestées au sud-est de la mer Égée. Ils font face à la marine grecque qui s’est positionnée de son côté pour surveiller les activités turques. Pour l’instant, les deux marines se regardent en chiens de faïence.

La France, solidaire avec la Grèce, se dit attachée au respect du droit international

Paris s’est immédiatement placé du côté de la Grèce, en ordonnant le déploiement de deux avions de chasse Rafale ainsi que des bâtiments de la marine dans la zone contestée. Parti à destination de Beyrouth pour y convoyer de l’aide humanitaire, le porte-hélicoptères «Tonnerre» a été rejoint dans la nuit de mercredi à jeudi derniers par la frégate «La Fayette», qui a appareillé de Larnaka (Chypre) à l’issue d’un exercice avec la marine grecque.

Si pour le ministère français des Armées, «cette présence militaire a pour but de renforcer l’appréciation autonome de la situation et d’affirmer l’attachement de la France à la libre circulation, à la sécurité de la navigation maritime en Méditerranée et au respect du droit international», il en est tout autrement pour la Turquie. Recep Tayyip Erdogan a prévenu qu’il ne «laisserait aucun pays empiéter sur les droits de son pays». «La solution en Méditerranée orientale passe par le dialogue et les négociations (…) Personne ne doit avoir des illusions de grandeur. Je le dis ouvertement et clairement, personne ne doit chercher à faire son show», a-t-il mis en garde, estimant que «ce n’est pas la Turquie qui exacerbe les tensions en Méditerranée, mais Grèce qui essaie d’ignorer la Turquie et la République turque de Chypre du Nord. Nous ne laisserons aucun pays spolier nos droits».

En s’engageant ouvertement aux côtés de la Grèce, Emmanuel Macron veut impliquer l’Union Européenne (UE), qui a avec la Turquie un vieux contentieux portant sur le refus européen d’accepter son adhésion, doublé ces dernières années du lourd dossier sur les questions migratoires et celui de la crise en Libye.

Les menées turques en Méditerranée inquiètent les Maghrébins

La situation en Libye, où le chaos se poursuit depuis 2011, donne lieu régulièrement depuis quelques mois à des échanges verbaux agressifs entre Paris et Ankara, le premier dénonçant la «responsabilité historique et criminelle» de la Turquie en Libye – depuis le débarquement d’un contingent de soldats turcs pour renforcer la position du Gouvernement d’entente nationale (GEN) de Fayez Sarraj – et le second accusant «la France, que Macron dirige ou plutôt qu’il n’arrive pas à diriger en ce moment, de ne se trouver en Libye que pour poursuivre ses intérêts avec une mentalité destructrice». Les marines des deux pays ont même failli en venir aux mains récemment lorsqu’un bâtiment de la marine française a tenté de contrôler un paquebot affrété par la Turquie et soupçonné de convoyer clandestinement des armes vers la Libye. Il s’est heurté à un refus catégorique de la marine turque de l’escorte, qui était à deux doigts d’engager le feu.

Les menées turques en Méditerranée orientale sont un prolongement de sa stratégie de déploiement à l’extérieur de son territoire, dans le monde arabe, au Maghreb, en Afrique comme en Asie centrale. Il s’agit dans un premier temps de construire un rapport de force et de tétaniser l’ennemi en le tenant à distance. La Turquie qui ne dispose pas de ressources énergétiques et doit s’adresser à l’Iran et à la Russie pour ses approvisionnements, compte sur sa proximité de la République turque de Chypre Nord (entièrement sous sa tutelle depuis 1974) pour faire valoir ses droits face à la Grèce. Elle a de même passé un accord de délimitation des frontières maritimes avec la Libye (contesté par ses voisins) qui lui permettrait de se prévaloir d’un «partenariat régulier» avec Tripoli pour l’exploration des zones communes.

Erdogan tient l’Europe par la carte des réfugiés proche-orientaux retenus à sa frontière

En procédant à d’éventuels forages sauvages, Ankara veut mettre tout le monde devant le fait accompli. Recep Tayyip Ergodan, usant d’un discours populiste, a réussi à rallier une large part de sa classe politique, notamment l’establishment nationaliste, autour de cette stratégie, qui risque provoquer de mettre le feu aux poudres en Méditerranée. Il continue à se rapprocher de la Russie et des pays de l’Asie centrale, dont certains partagent la culture avec la Turquie.

S’agissant d’Emmanuel Macron, s’il ne veut pas laisser les mains libres à la Turquie et déploie, en parfaite symétrie avec celle-ci, des moyens de guerre dans la zone contestée pour installer à son tour un rapport de force lui permettant de négocier le cas échéant, il n’est soutenu que du bout des lèvres par l’Europe. L’UE craint notamment les représailles turques, notamment un déferlement vers l’Europe de réfugiés proche-orientaux retenus à sa frontière, agité comme une épée de Damoclès sur sa tête par le président turc.

Aux Etats-Unis, le président Donald Trump, embourbé dans une campagne présidentielle dont il ne semble pas pouvoir sortir intact, ne veut pas s’encombrer du «conflit de trop». Il ferme les yeux sur les menées d’Ankara. Il n’y a que la Grèce qui applaudit aux «audaces» d’Emmanuel Macron.

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