Le récit historique est souvent le reflet de préoccupations contemporaines à sa rédaction, et celui de l’Andalousie n’échappe pas à la règle de quelque côté que le narrateur puisse se situer. Le mythe ensorceleur du paradis andalou perdu opère toujours sur les Arabes comme le charme de Circé, il masque un avenir inquiétant où leur seule place reconnue résiderait dans les sables mouvants du désert d’où on prétend qu’ils soient venus. À force de regarder en arrière, la communauté de l’islam risque de se transformer, comme la femme de Loth, en statue de sel.
Par Dr Mounir Hanablia *
Le 11 octobre 732, voilà 1288 ans jour pour jour, se déroulait la bataille de Poitiers, dont on enseignerait aux écoliers français pendant plusieurs générations jusqu’à une récente époque, comme étant celle grâce à laquelle Charles Martel, le Maire du Palais, à la tête des Francs, avait «arrêté les Arabes» sur les bords de la Loire.
Le ton était ainsi donné dans les manuels scolaires au projet colonial de Jules Ferry. Cette bataille, qualifiée de Cour des Martyrs, par les vaincus, ne laissera en revanche chez eux que peu de souvenirs; il s’agissait en fait d’une razzia à laquelle on n’avait fait que renoncer, pour des motifs imprévus.
Les historiens des Francs, dont aucun n’avait assisté à la bataille, essentiellement des clercs de l’Eglise, y verront plusieurs années après une occasion de légitimer l’usurpation du pouvoir royal par leur nouveau maître, dont le statut social chez les siens était à l’origine grevé par sa bâtardise.
Une histoire commune diversement interprétée
En revanche, les écoliers du Maghreb et sans doute du Machreq, auront fort à faire durant leur cursus scolaire avec les textes et les poèmes issus de la civilisation classique de l’Andalousie «arabe», d’Ibn Hazm à Averroes en passant par l’inévitable El Moqarri. Celle-ci constitue toujours dans l’imaginaire collectif entre le Golfe et l’Océan, la référence à un passé glorieux où les ancêtres avaient été à la pointe de la civilisation mondiale et où leurs armées avaient occupé les pays qui plus tard deviendraient les puissances coloniales honnies. Si donc ils l’ont fait, c’est que leurs descendants pourraient également le refaire. Mais cette histoire de l’Andalousie, depuis l’irruption de la question Palestinienne, et les revers successifs et ininterrompus subis par les pays arabes devenus indépendants, a également acquis une perspective plus inquiétante, celle de la possibilité de voir un jour l’espace arabe et musulman disparaître aux tréfonds de l’Histoire sans laisser de traces.
En Occident en revanche, jusqu’à une époque récente, effectivement on a regardé les Arabes comme étant les maîtres qui, en dotant l’Espagne d’une civilisation éblouissante, avaient transmis à l’Europe tout le legs culturel issu de la Grèce antique, de la Perse, et même de l’Inde, qui permettrait plus tard la Renaissance. Cette vision tirait souvent son origine du siècle des Lumières et de la vision anti cléricale que les philosophes voulaient faire partager à leur société. La substance en était que la place centrale de l’Eglise dans la société n’avait plus sa raison d’être, du moment que des peuples non chrétiens avaient pu faire mieux, sans en disposer.
La tolérance qui avait structuré la coexistence pacifique, en Andalousie, de trois communautés, musulmane, juive et chrétienne, était devenue un exemple souvent invoqué. Elle redeviendrait un concept fondamental au moment où la mondialisation abolissait les frontières et permettait la libre circulation des biens et des personnes. La société multiculturelle et plurielle sera donc pendant des années la panacée que les gouvernements des pays européens, en butte à la dépopulation, et à des phénomènes migratoires plus ou moins contrôlables en provenance du tiers monde, essaieront d’imposer à leurs populations, malgré des incidents, en général des faits divers, qui de temps à autre soulèveront quelques doutes sur sa pertinence.
Mais si les Arabes et les Occidentaux ont chacun leur point de vue sur la signification de la tolérance dont la référence est l’Andalousie au Moyen Age, c’est la vision espagnole de la chose dont il convient aussi de prendre connaissance.
La Reconquista chrétienne vue par les nationalistes espagnols
En Espagne, il y a certes eu les marginaux, tenants du déni, ceux qui ont considéré qu’il n’y a jamais eu d’invasion arabe, et que Ariens, les disciples d’Arius, se sont convertis pacifiquement à la foi du prophète Mohamed. Mais ainsi que l’avait fait Felipe Gonzalez, l’ancien Premier ministre socialiste espagnol, on a souvent considéré que l’Histoire avait d’une manière injuste, et dans un cadre conflictuel s’apparentant plus à une guerre civile, établi une séparation avec le Maghreb, plus particulièrement le Maroc. C’est, quoique pour des raisons différentes certes, l’opinion qui prévalait depuis l’époque de Franco, qui quoique catholique convaincu, n’avait pas oublié les soldats musulmans issus du Rif Marocain, sous domination espagnole, qui avaient victorieusement combattu pour lui lors de la guerre civile après avoir traversé le détroit, comme l’avaient fait ceux de Tariq Ibn Ziyad. Mais la vision historique, adoptée par les laïcs espagnols, était en fait parfaitement anti cléricale. Elle stipulait que l’Espagne devrait assumer son héritage historique, arabo musulman tout autant que latino chrétien. Et évidemment la référence incontournable en était le califat omeyade de Cordoue, dans toute sa splendeur, celle d’Abderrahmane Ennasser.
Considérer le passé ainsi revenait en fait à admettre que la Reconquista chrétienne dans son ensemble n’avait été qu’une entreprise féodale menée par des fanatiques chrétiens mobilisés et soutenus par l’Eglise, et que l’expulsion des Morisques musulmans victimes du racisme d’Etat avait sans justification valable privé l’Espagne de sa part de population la plus active, la plus industrieuse et la plus policée.
Le point de vue nationaliste espagnol considère les choses différemment. Pour lui les Arabes et les Berbères n’ont été que des étrangers qui ont arraché grâce à leur supériorité militaire le sol à ses propriétaires légitimes, qu’ils ont appelés les Romano-wisigoths, dont certains sont demeurés dans le régime discriminatoire de la «dhimma» pour constituer les Mozarabes, un mot d’origine arabe désignant les chrétiens espagnols qui ont appris à parler le langage du conquérant. Les autres se sont réfugiés dans les montagnes du nord et ont fini par former les royaumes combattants qui repousseraient progressivement les Arabes jusqu’à les expulser totalement de la péninsule.
Le paradoxe du point de vue nationaliste est qu’il n’accorde aucune place aux Espagnols d’origine qui se sont convertis à l’islam, ni même aux Mozarabes qui étaient demeurés chrétiens mais qui avaient adopté la langue arabe, même dans leur liturgie religieuse, et qui ont pourtant disparu après la chute de Grenade parce que dans le nouvel Etat espagnol catholique reconstitué il n’y avait pas de place pour la différence.
Les nationalistes espagnols n’abordent pas la question de toutes ces hordes de guerriers européens d’origines les plus diverses, Normands, Anglais, Français, Allemands, Belges, qui à l’appel du pape sont allées se tailler des fiefs en Espagne en combattant les Musulmans dans ce qu’on appelé la Croisade du Sud. La Croisade du Sud fut l’élément déterminant de la Reconquista, c’est elle qui rétablit la latinité politique en Espagne, et c’est son absence qui l’empêcha en Afrique où l’Eglise avait pourtant été bien plus forte et féconde.
Pourtant, en dépit des prescriptions coraniques sur la nécessaire fraternité entre les croyants, les Berbères et les Arabes ne se sont que rarement entendus, et si cette inimitié constitue l’autre élément principal du drame ayant scellé le sort de l’islam dans la péninsule ibérique, au Maghreb les Berbères ont été plus aptes à perdre leur Latin que les Ibères. Ils ont trouvé dans les doctrines égalitaires kharidjites et dans la sédition chiite fatimide l’exutoire à leur rancœur, avant de finir par se ranger sous la bannière de l’orthodoxie sunnite malékite, certes, dans un cadre politique issu de leurs propres rangs, les empires Moravide et Almohade. Mais les Berbères étaient bien les habitants de la région, à la différence des Arabes ou des Wisigoths. Ces derniers, peuplades germaniques frustes et rudes que leurs pérégrinations ont amenées du Nord de la Mer Noire jusqu’à la péninsule espagnole en passant par les Balkans et la Gaule, ont été promus aux rangs de propriétaires légitimes de la terre espagnole, sans même qu’ils n’y aient réalisé d’œuvres mémorables. Il a suffi pour cela que leurs rois abandonnent l’arianisme, une doctrine issue du christianisme et niant la divinité du Christ, au profit du catholicisme romain trinitaire.
Une nécessaire relecture dépassionnée d’une Histoire partagée
Les Arabes qui eux ont doté le pays de la civilisation la plus remarquable de l’époque, qui ont établi une société structurée où chaque communauté trouvait sa place et où de nombreux autochtones se sont fondus par la foi et ou le langage, demeurent pour les historiens nationalistes espagnols des étrangers non-Européens parce qu’ils ont toujours exclu de leur pouvoir l’Eglise Catholique Romaine, qu’ils ont tolérée, mais comme une institution appelée à disparaître et à se fondre. Or ce sont les clercs de l’Eglise, des Latins des royaumes du nord, et les Mozarabes de l’Andalousie, qui en ont écrit l’Histoire, à travers laquelle on juge aujourd’hui l’époque, au détriment des écrits des musulmans demeurés pratiquement silencieux sur le sujet des chrétiens, et malgré leurs plaintes incessantes concernant les lourds impôts auxquels ils étaient soumis, les humiliations qu’ils subissaient dans la vie quotidienne, et le régime juridique inégal auquel ils étaient confrontés, la communauté chrétienne mozarabe s’est souvent révoltée, et le cas de Omar Ibn Hafsoun le prouve bien. Elle en a payé les conséquences, en est sortie affaiblie, mais elle a survécu, conservé sa foi, et parfois prospéré, même si elle était inévitablement vouée à être absorbée.
C’est sans doute cela que les tenants de la légitimité de la Reconquista, dans le droit fil de l’historiographie chrétienne catholique, n’ont jamais pardonné aux Arabes et on peut dès lors comprendre pourquoi ils en ont fait des étrangers inassimilables.
L’un des reproches que peut certes faire l’Eglise Catholique aux Arabes est d’avoir contribué à la disparition du latin de l’espace public et d’avoir donné par la richesse de leur langage, l’exemple conduisant au développement des langues vernaculaires dans toutes les contrées d’Europe, en finissant par la morceler politiquement. Il est aujourd’hui nécessaire de le rappeler.
L’Andalousie au cœur de la guerre de la mémoire
Avec le terrorisme, l’immigration clandestine, les communautés musulmanes nombreuses installées en Europe, travaillées par l’islamisme, et la politique agressive turque en Méditerranée orientale et dans le Caucase, l’époque actuelle est à la peur, et à la confrontation. Elle est aussi à une nécessaire relecture dépassionnée de l’Histoire dont on doive toujours comprendre l’origine du caractère antagoniste. Et naturellement c’est encore une fois El Andalous qui se retrouve en première ligne comme instrument dans cette guerre de la mémoire, puisque des auteurs espagnols auréolés de leurs titres académiques, Rafael Sanchez-Saus et Serafin Fanjul en particulier, prétendent que la tolérance entre les trois communautés n’y fut qu’un mythe entretenu pour des raisons politiques, et que le régime instauré par les Arabes en Espagne s’apparentait plus à l’apartheid sud africain qu’autre chose.
Evidemment une telle opinion exprimée avec autant de relief vaut ce qu’elle vaut, et a des implications inévitables que ses auteurs cachent à peine, celles de l’impossibilité de toute cohabitation avec les musulmans en Europe et de leur caractère d’irréductibles étrangers dont l’identité se révèle réfractaire à toute assimilation, tel que semblait le considérer récemment le président français Emmanuel Macron en parlant de sédition. Ce faisant, seule leur expulsion préserverait les Européens, ainsi que l’avait fait l’Etat espagnol en 1609 à l’encontre des Morisques. C’est en tout cas ce que réclament d’une manière à peine voilée aujourd’hui les mouvements populistes européens.
Le récit historique est souvent le reflet de préoccupations contemporaines à sa rédaction, et celui de l’Andalousie n’échappe pas à la règle de quelque côté que le narrateur puisse se situer. Le mythe ensorceleur du paradis andalou perdu opère toujours sur les Arabes comme le charme de Circé, il masque un avenir inquiétant où leur seule place reconnue résiderait dans les sables mouvants du désert d’où on prétend qu’ils soient venus. À force de regarder en arrière, la communauté de l’islam risque de se transformer, comme la femme de Loth, en statue de sel.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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