Depuis le départ de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali, la Tunisie vit une grave crise de défiance des citoyens à l’égard de la classe politique et un rejet constant d’une gouvernance hybride. Autant que l’instabilité politique (une douzaine de gouvernements en dix ans), les taux d’abstention dans les différents scrutins (41,7% du nombre des inscrits aux législatives de 2019) sont une preuve indéniable de cette méfiance chronique.
Par Helal Jelali *
C’était mal parti dès 20h, le 14 Janvier 2011. Au nom de la «continuité de l’Etat», nous avons vu sur les écrans des télévisions les caciques de l’ancien régime prendre les rênes du pays «pour le sauver du du chaos».
Deux mois plus tard, les islamistes, grâce à des dizaines et des dizaines de millions de dollars, achetaient les plus réticents et surtout, ils avaient invité, discrètement, les cadres de l’ancien parti au pouvoir, le RCD, à les rejoindre pour les protéger de la colère populaire. Ainsi, certains RCDistes avaient acheté leurs tapis de prière pour les exhiber au bureau… Quand au président d’Ennahdha, devenu pop-star, il était courtisé par la nouvelle élite, sauf la gauche tunisienne, moisie par le baâsisme, le nassérisme et le kadhafisme, sous l’étendard d’un nationalisme arabe qui n’était que le vernis des juntes militaires du Moyen-Orient…
Les islamistes à tous les étages
L’argent coulait à flots pour les Ong et les associations, dépensé dans des colloques «bidon» tous les week-end dans des hôtels **** à Gammarth ou Hammamet.
Le jeu du grand écart entre les droits-l’hommistes et les barbus, comme on eppelle les islamistes, était fantasque.
Les pauvres diplomates étaient complètement perdus, quand il rencontraient une «personnalité» en vue, à cette époque, ils n’arrivaient pas à saisir si elle était islamiste, progressiste ou gauchiste, tellement nos chers messieurs retournaient la veste.
En 2015, nous voilà avec un président de la république rescapé de l’ère Bourguiba, âgé de 90 ans, Béji Caïd Essebsi. A cet âge, même Hercule ne pouvait travailler plus que deux heures par jour. Adulé par une partie de cette élite, notre bourgeois gentilhomme avait réussi à se faire passer pour ce qu’il n’était pas, et avait échoué presque dans tout ce qu’il entreprenait. Pour preuve, son cabinet avait humilié son Premier ministre Habib Essid et déclenché une guerre de tranchées avec le sucesseur de ce dernier, Youssef Chahed.
Des mythomanes avaient prétendu qu’ils étaient les médiateurs dans l’accord de gouvernement avec Ennahdha, le fameux accord conclu à l’hôtel parisien Le Bristol, au cours de l’été 2013, suite à la crise déclenchée par les assassinats à quelques mois d’intervalle de deux dirigeants de la gauche, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi. Faux et archi-faux, c’était l’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika et son ministre des Affaires étrangères qui étaient à la manœuvre. Rached Ghannouchi avait été «convoqué» à Alger trois fois avant d’accepter le deal en vertu duquel les islamistes cédaient (momentanément) le gouvernement, tout en gardant un pied ferme dans les rouages de l’Etat.
Distribution de privilèges et magouilles malsaines
Le mandat de Caïd Essebsi a été celui du «laisser faire, laisser passer». Pour occuper ses partisans, il a confié le parti Nidaa Tounes à une bande de jeunes fêtards, complètement novices en politique, et a lancé un leurre pour masquer ses absences de la scène politique : un projet de loi sur l’égalité dans l’héritage entre le Tunisien et la Tunisienne, qui occupera inutilement l’opinion et ne sera jamais promulgué: les islamistes s’y opposaient fermement. A sa mort, en juillet 2019, le bilan qui vieux briscard sera trop maigre.
Ramadan 2016 , le prix de la tomate était à 3 DT à Sidi Bouzid, berceau de la «révolution» ? La mafia de la distribution alimentaire s’est emparé du pays. La classe moyenne commençait à déprimer.
Les ports et les frontières étaient devenus des passoires et le pays avait subi une mondialisation sauvage défendue bec et ongles par des lobbys néo-libéraux déguisés en économistes progressistes. Conséquences : des centaines de PME en faillite et des pertes massives d’emplois. L’économie tunisienne subit jusqu’à aujourd’hui un début de stress néo-libéral qui ruine jour après jour la classe moyenne et même celle supérieure. Aucun équilibre macro-économique n’est possible sans une maîtrise des importations, qui creusent le déficit de la balance extérieure, aggravent l’inflation, laquelle dépasse aujourd’hui 7%, contre 3,5% en 2010, et obligent le pays à se surendetter pour pouvoir augmenter presque annuellement les salaires et acheter ainsi la paix sociale : le taux d’endettement est ainsi passé de 35% du PIB en 2010 à plus de 100% en 2021.
Le gouvernement du néo-libéral Youssef Chahed – prière de lire ses publications – laisse ses «amis» gérer le quotidien et il a passé plus de temps à se préparer à l’élection présidentielle qu’à étudier les dossiers du jour d’un Premier ministre.
Face à l’incompétence politique, un parti bien discipliné comme celui des islamistes avait jeté ses racines dans tous les rouages de l’Etat. Mais avec beaucoup de discretion.
Jusqu’à aujourd’hui, toutes les réunions locales et régionales sont secrètes. C’est le parti politique des réunions de nuit après 21h…
Quant aux autres partis, ils ressemblaient plutôt à des «épiceries» avec des distributions de privilèges et des magouilles malsaines.
Et pendant ce temps-là, le pays coule…
La Tunisie est très loin de la démocratie… Elle a un décorum démocratique factice. Aucun parti politique n’avait initié une pédagogie de la citoyenneté et du vivre-ensemble. Ils avaient fragmenté la société et rendu impossible la cohésien et la solidarité nationales pour manipuler électoralement les plus pauvres avec d’indécentes campagnes de charité et des promesses impossibles à tenir, oubliant que «La meilleure charité est la justice pour tous», comme l’écrivait Henri de Montherlant.
Comme je l’écrivais, il y a une année (« L’anocratie tunisienne ou l’aventure c’est l’aventure »), nous sommes aujourd’hui dans une «anocratie». Non l’anocratie, ce n’est pas «la démocratie des ânes», mais un concept anglo-saxon pour identifier une régime dont la démocratie incertaine vacille entre l’autocratie et le désordre.
Quant au bon peuple, il se plaint de tout mais ne s’engage dans rien. La société civile est devenue apathique. Et parfois simplement commerçante, son rôle se limitant parfois à collecter les aides de la communauté internationale soucieuse de couver la «jeune et fragile démocratie tunisienne».
Il nous reste les spécialistes des tempêtes dans un verre d’eau et les paléontologues de ladite «révolution» qui occupent les médias pour avancer leur business personnel.
Et pendant ce temps-là, le pays coule…
* Ancien journaliste basé à Paris.
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