L’analyse des enjeux de l’assemblée générale ordinaire d’une clinique privée, que propose ici l’auteur-actionnaire, révèle les aléas de la gestion lacunaire et à la limite de la légalité d’une entreprise privée en Tunisie.
Par Dr Mounir Hanablia *
Une personnalité académique éminente vient d’être réélue en tant que membre du conseil d’administration d’une clinique privée en Tunisie. Son élection il y a déjà trois années avait suscité des protestations de la part de certains actionnaires parce qu’en principe l’article 5 de la loi 112 de l’année 1983 interdit aux fonctionnaires de l’Etat, sauf dérogation concédée par décret, toute activité rémunérée, ou bien de posséder tout intérêt direct ou indirect dans une institution placée sous contrôle de l’administration, qui menacerait son indépendance.
La personne concernée aurait pour se justifier présenté un document manuscrit ne portant aucune entête officielle, avec la mention «sans objection» et le paraphe d’une ancienne ministre intérimaire. Pouvait-on considérer cela comme un décret ?
On avait finalement pris acte de son élection sous la réserve expresse de ne plus présenter sa candidature aux nouvelles échéances, mais trois années plus tard, usant des mêmes arguments, il n’a pas tenu sa promesse, et la majorité des actionnaires de l’assemblée générale lui a donné raison.
Ceci ne contribue évidemment pas à entretenir un climat serein, mais il ne s’agit que d’un point de détail. L’hémorragie du personnel paramédical qualifié se poursuivrait, il semble qu’on assiste à une véritable épuration programmée, le but étant de remplacer un personnel expérimenté et compétent par un autre peu qualifié, mais aux ordres.
Un exercice de style comptable
L’activité du nouveau conseil d’administration ne s’annonce donc pas sous les meilleurs auspices. Mais c’est le problème financier qui demeure le plus préoccupant et l’approbation du rapport financier ou le formalisme comptable n’y changent absolument rien. Nous avons là des créances se montant à près de 36 millions de dinars dont le directeur général a avoué ignorer quand elles seront réglées.
On évitera de penser qu’il existe une complicité entre le conseil d’administration et les débiteurs – honni soit qui mal y pense ! – mais l’aplomb du directeur général avait dans le contexte un côté irréel. Ces créances sont néanmoins insérées dans le rapport financier en tant qu’actifs, et permettent seules d’avoir un bilan comptable équilibré, c’est-à-dire un montant des actifs égale à celui des passifs.
Pourtant il s’agit évidemment de sommes virtuelles qui ne sont pas entrées dans les caisses de la clinique, et seul un exercice de style comptable ou bien la foi dans des débiteurs qui en sont dénués ne permet pas de les considérer comme des créances irrécouvrables , autrement dit des pertes.
Le côté dramatique de la situation vient évidemment du fait que le montant du capital social ne soit que de 28 millions de dinars, incapable de compenser les créances qu’on ne peut qualifier que de toxiques et qui, en quatre années d’exercice, ont augmenté de près de 90%.
L’article 1320 du code des obligations et des contrats stipule bien que la réduction de 50% du capital social conduit à une dissolution de droit de la société, à moins que les associés veuillent le reconstituer; or dans le cas d’espèce, il s’agit de plus de 100% de réduction.
Le maintien de l’opacité financière
Les actionnaires au lieu de pratiquer la politique de l’autruche feraient bien de regarder les réalités financières en face, et le conseil d’administration serait bien inspiré de prendre acte des réalités au lieu d’annoncer des progressions dithyrambiques du résultat de l’exercice ou du produit d’exploitation qui dans le contexte, celui d’accroissements bien plus importants des impayés, ne s’apparente qu’à une tentative de masquer la réalité financière. Mais cela fait justement partie du problème: durant les quatre années considérées de l’exercice le chiffre d’affaires réalisé par les médecins a crû de près de 50%, au prix d’une augmentation des créances de 90%, et cela révèle la teneur des enjeux.
Les médecins (certains parmi eux évidemment) ont retiré de la clinique bien plus que leurs parts du capital social au fil des années d’exercice et d’autre part un pur égoïsme les empêche de se résoudre à perdre le contrôle de la société dont l’activité leur assure collatéralement des bénéfices professionnels substantiels.
Dans le même temps ils ne veulent pas faire l’effort nécessaire pour assainir les finances de la société, soit en recouvrant ses créances et en ne traitant qu’avec les clients sérieux qui s’acquittent de leurs dettes, soit en augmentant le capital social pour couvrir les impayés. Et les gestionnaires, tout comme les commissaires aux comptes, apportent leurs contributions pour maintenir l’opacité financière au lieu de tirer la sonnette d’alarme.
Dans ces conditions les derniers travaux herculéens de modernisation, de rénovation, ainsi que les nouvelles acquisitions de matériel, payés rubis sur l’ongle, il faut s’en souvenir, s’apparentent plus à une tentative de valoriser les immobilisations corporelles dans les actifs en vue de maintenir l’illusion d’un équilibre du prochain bilan comptable.
A propos des travaux d’Hercule, il semble bien que dans la clinique, on se soit arrêté au seuil des écuries d’Augias.
* Médecin de libre pratique.
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