Dans son allocution au peuple tunisien, prononcée dans la soirée du mercredi 17 août 2022, à l’occasion de la ratification de la nouvelle constitution, après l’annonce des résultats officiels du référendum constitutionnel du 25 juillet dernier, le président Saïed a lancé une phrase pour le moins ambiguë et prêtant à équivoque : «La question des libertés est réglée, mais celle de la justice sociale requiert, en premier lieu, toute notre attention.»
Par Imed Bahri
L’ambiguïté de cette phrase dont la gravité est passée presque inaperçue vient de cette manière qu’a le chef de l’Etat, et qui n’est pas anodine ni innocente, d’accoler voire d’opposer deux questions sans lien apparent ou logique entre elles, à savoir celles des libertés et de la justice sociale, la première renvoyant au contexte politique et la seconde au contexte économique et social.
Hypocrisie politique
Que le chef de l’Etat se souvienne soudain de «la majorité qui souffre de l’appauvrissement» et souligne «la nécessité de mettre en place de nouvelles politiques et une législation différente, à la lumière d’une approche nationale globale et non sectorielle qui s’est avérée infructueuse» est un fait louable en soi, bien que cette prise de conscience soit tardive et qu’elle tranche avec les politiques hyperlibérales suivies par son gouvernement. Les mauvaises langues parleraient, à ce propos, d’hypocrisie politique et d’exploitation éhontée de la misère populaire.
Le problème, car problème il y a, réside dans cette manière pernicieuse qu’a le président de la république de mélanger torchons et serviettes, de faire feu de tout bois et de diviser les Tunisiens entre, d’un côté, les élites qui revendiquent plus de droits et de libertés, et qui sont en majorité opposées à sa dérive autoritaire, et la majorité du peuple, qu’il prétend représenter, et qui vit dans la pauvreté. S’il était allé encore plus loin dans son raisonnement en affirmant que la pauvreté du peuple est la conséquence directe des libertés dont jouissent ses élites, cela ne nous aurait pas étonnés. Et on laissera au lecteur le soin de deviner les conclusions qu’un apprenti dictateur pourrait tirer d’une telle «vérité».
Outre le fait que la liberté et la justice sociale ne soient pas dissociables, mais qu’elles sont complémentaires, car il n’y a pas de liberté sans justice et vice versa, et que les élites intellectuelles et politiques sont en réalité plus soucieuses de la justice sociale que le pouvoir en place, qui poursuit un modèle économique créant encore plus d’injustice et d’inégalités, ce qui inquiète dans les propos du président Saïed, qui s’y lit en filigrane et qui sonne comme une menace, c’est de laisser entendre que la liberté n’est plus une urgence, face à la pauvreté qui «requiert toute notre attention.»
Diviser pour régner
Que veut dire M. Saïed en affirmant que «la question des libertés est réglée» ? Est-ce à dire qu’il n’est plus permis de revendiquer les libertés et que cette revendication est une trahison du peuple qui a d’autres urgences ?
C’est en cela que le populisme est dangereux : au lieu de rassembler un corps national déjà largement fracturé, il oppose ses composantes et les monte les unes contre les autres, conformément à la méthode consistant à diviser pour régner.
Le populisme est dangereux aussi parce qu’il construit de fausses vérités sur de vrais mensonges autour desquels il élabore des politiques erronées et dangereuses à moyen et long termes.
La Tunisie est vraiment, encore une fois, très mal partie.
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