Le patrimoine de la ville de Tunis ne se limite pas à sa médina -partie la plus ancienne et noyau de la ville- mais aussi à la ville européenne dont les bâtiments et édifices sont souvent non entretenus, abandonnés et en état de délabrement avancé. Un patrimoine qui pourtant recèle de véritables joyaux. L’auteur, architecte et défenseur du patrimoine, sensibilise sur l’importance de ce patrimoine oublié, négligé et qui tombe en ruines.
Par Zoubeïr Mouhli *
Le 19e siècle est le début d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’architecture en Tunisie, avec de nouvelles formes urbaines, de nouvelles techniques de construction et de nouveaux types d’édifices pour satisfaire de nouveaux besoins (gares, bâtiments administratifs, etc.).
Les architectures du 19e et du 20e siècles constituent aujourd’hui, dans notre pays, comme c’est le cas dans le monde entier, un legs appelé «patrimoine récent», qui mérite d’être sauvegardé et mis en valeur. Ce dernier se manifeste, chez nous, par des villes qui abritent un catalogue diversifié de styles architecturaux, des édifices publics de grande qualité (théâtres, ministères, écoles, tribunaux, etc.), l’utilisation de références locales dans un nouveau style appelé Arabisance, le développement d’un Art Déco tunisien et le recours à l’architecture vernaculaire locale comme source d’inspiration pour la «Reconstruction» suite aux désastres de la Seconde Guerre Mondiale.
C’est dire l’importance de nos ressources locales dans le développement de l’architecture des 19e et 20e siècles dans ce pays.
Arguments en faveur de la sauvegarde du patrimoine récent
En plus de ce fait, on pourrait citer pas moins d’une dizaine d’arguments plaidant pour la sauvegarde de ce patrimoine et sa promotion. D’abord, pour ses qualités architecturales, esthétiques et historiques. Ensuite pour le rôle qu’il doit jouer dans le renforcement de l’attractivité et de l’image de marque des villes tunisiennes. Mais aussi, parce que la mise en valeur des centres-villes historiques regorgeant de ce type de patrimoine, est vecteur de création d’emplois.
Ce patrimoine mérite d’être mis en valeur pour plusieurs autres raisons, notamment sa contribution éventuelle au développement durable de nos villes et parce que les architectures des 19e et 20e siècles ont engendré des espaces de citoyenneté et de convivialité ainsi que des hauts lieux de la mémoire nationale.
Par ailleurs, le caractère esthétique des villes tunisiennes reste marqué encore par les maisons individuelles et les immeubles construits à partir de 1800, patrimoine récent qui constitue un environnement urbain de qualité hérité (rues urbaines, places publiques, arbres d’alignement, parcs et squares).
Ce patrimoine apprécié aussi bien par la population qui se l’est approprié que par les visiteurs doit être sauvé et mis en valeur parce qu’il se dégrade, faute d’entretien, et est menacé par la spéculation foncière; et parce que, malgré plusieurs restaurations de qualité, on assiste, de plus en plus, à des démolitions et des pertes de chefs d’œuvre architecturaux.
Un intérêt croissant mais encore mitigé
Il est vrai qu’il y a eu un timide regain d’intérêt à ce patrimoine manifesté par la reprise du cadre juridique de protection en 1986 (loi étendant la protection juridique aux édifices de moins de cent ans) et 1994 (Code du patrimoine), le classement de plusieurs édifices publics et protection de certaines façades, la restauration de certains édifices aussi bien par l’Etat que par des particuliers et l’édition d’un certain nombre de travaux universitaires et autres livres destinés au grand public.
Citons des exemples à Tunis : le Marché central (1891, restauré en 2007), l’hôtel Majestic (1912, restauré en 2011), le siège actuel de l’Ordre des experts comptables de Tunisie (1927, restauré en 1906) ou le siège actuel de la Société KBR (seconde moitié des années 40, restauré en 2004). Citons, également, en passant, que le concours lancé par la municipalité de Tunis récemment pour la restauration et le réaménagement de la piscine du Belvédère, est arrêté jusqu’à nouvel ordre !
Des pertes de chefs d’œuvre architecturaux
Mais ces restaurations ponctuelles, faites par les secteurs public et privé, bien qu’elles soient exemplaires, ne peuvent cacher les grosses pertes ni les menaces qui planent sur ce patrimoine, notamment l’insuffisance des outils de protection (peu de classement et les arrêtés de protection sont limités dans le temps, absence de secteurs sauvegardés); la destruction injustifiée d’édifices de qualité et défiguration de tout un cadre urbain; les démolitions causées par la spéculation foncière ou le manque d’entretien; et la méconnaissance de la valeur du patrimoine récent.
Citons, dans ce contexte, la perte du Palmarium et de l’hôtel Tunisia-Palace, démoli au milieu des années 1980; l’immeuble Métropole, de style Art-Déco, rue de Grèce, démoli en 2011 ou les menaces qui pèsent toujours sur l’ancien Hôtel du Lac dont quelques spécimen sont souvent cités dans les livres d’histoire de l’art et de l’architecture à travers le monde.
* Enseignant d’architecture à l’Université Ibn Khaldoun.
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