Tunisie : le sort du squatteur de Carthage

La détérioration inédite de la situation économique et sociale en Tunisie, l’absence totale de perspective d’amélioration à moyen, voire à long terme et, surtout, l’incapacité totale du pouvoir à remédier de quelque manière que ce soit à cet état de fait, rendent plus que jamais cruciale la question du sort du responsable actuel de cette tragédie, à savoir Kaïs Saïed, dont la réponse consiste en un retour, à peine masqué, aux bonnes vieilles traditions d’absolutisme si caractéristiques de la région.

Par Faik Henablia *

Il est bien évident que quelles que soient les dénégations empreintes de mauvaise foi de ses partisans, en s’emparant de tous les pouvoirs, un certain 25 juillet 2021, l’occupant, du coup, sans plus de titre ni de droit, autrement dit, devenu squatteur, du palais Carthage, assume tant l’actif que le passif de ses prédécesseurs.

L’argument du passif catastrophique, souvent évoqué pour masquer ses propres lacunes, a d’ailleurs, de plus en plus de mal à convaincre des citoyens à bout. Nous serions, en effet, bien en peine de citer quelque réalisation que ce soit en 15 mois de pouvoir absolu, ne serait-ce qu’une route, ou qu’un mur… Son impuissance à remédier à la situation ne fait désormais aucun doute, si tant est qu’elle ait déjà fait illusion, tant cette entreprise paraît manifestement au-dessus de ses forces.

Cette incapacité criante ne constitue, en revanche, rien de nouveau sous le soleil, tant les prédécesseurs de Kaïs Saïed ont rivalisé d’incompétence et d’ineptie, même si l’on ne peut, cependant, nier que c’est la première fois que l’Etat n’est plus capable de fournir certaines denrées alimentaires de base ou du carburant, voire de l’eau ou de l’électricité.

Le verrouillage méthodique du pouvoir

La nouveauté réside, plutôt, dans le verrouillage méthodique du pouvoir, au nom de prétendues circonstances exceptionnelles à la durée, bien entendu, indéfinie, en un mot dans la suppression des moyens démocratiques et pacifiques de sa transmission, bref, dans l’impossibilité dans laquelle se retrouve une large partie du monde politique, de bénéficier d’un cadre incontestable et impartial lui accordant un minimum de chance d’accéder aux responsabilités, le tout dans un dédain sans précédent à l’égard des plus élémentaires principes de droit, tels celui du droit à la défense ou celui de la charge de la preuve.

Le cheminement vers la confiscation effective de tous les pouvoirs est connu et commence par une consultation électronique bidon, devenue parole d’évangile, en dépit d’un fantomatique 5% da taux de participation.

Par quelle lecture farfelue fut-il décidé de supprimer la constitution de 2014, alors que seul son amendement était réclamé par les participants, en réponse à la question pourtant clairement posée à cet effet?

L’entreprise s’est ensuite poursuivie par la prise de contrôle de l’Isie transformée en chambre d’enregistrement aux ordres ainsi que par l’adoption, dans la foulée, au moyen d’un référendum sur mesure, tant par ses modalités que par son insignifiance en terme de participation, en dépit de manœuvres grossières de trucage et de manipulation de chiffres, d’une nouvelle constitution accordant au président des pouvoirs quasi divins, et avalisée par une Isie à la dignité laissée au vestiaire.

Un autocrate incompétent et en dehors du coup 

Cette même constitution accordant, dans la grande générosité de son auteur, les miettes d’un parlement aux pouvoirs lilliputiens, à l’élection duquel les citoyens sont appelés à se présenter, moyennant une procédure rébarbative et dissuasive; le tout, en ayant, au préalable, pris la précaution d’en exclure les partis politiques… Car les théoriciens enflammés de la «nouvelle république» nous expliquent que les partis politiques sont la source de nos malheurs; a-t-on donc vu les Allemands ou les Italiens bannir leurs partis politiques sous prétexte que les partis nazi et fasciste avaient entraîné leurs pays à leur perte?

Le tout, qui plus est, dans un contexte inédit de mépris et de transgression des principes les plus élémentaires du droit, allant des atteintes au droit à la défense ou à celui de la charge de la preuve, déjà évoqués, au nouveau précédent du refus de l’Etat de se soumettre à un jugement de la juridiction administrative, ou à la modification sans vergogne par Kaïs Saïed de décrets, pourtant rédigés par lui-même, désinvolture n’épargnant même pas un projet de constitution, pourtant publié au Jort puis modifié d’autorité, sans oublier un code électoral aux ratures dignes d’un brouillon d’élève de primaire ou des gouverneurs zélés, sortant de leur devoir de réserve pour autoriser ou interdire telle ou telle manifestation ou critiquer tel ou tel parti politique.

Le plus cocasse est qu’à force de transgressions, l’on est, en fin de compte, bien en peine de justifier la présence de Kaïs Saïed à Carthage. Y est-il  sous le régime d’une constitution qu’il a, pourtant, abolie, ou sous celui d’un texte dont les dispositions en matière de fonction présidentielle sont d’ores et déjà transgressées?

Quoi qu’il en soit, le pays se retrouve entre les mains d’un squatter autocrate, non seulement incompétent et en dehors du coup mais, surtout, indéboulonnable, tant il a pris soin de baliser sa position personnelle. La question de son sort ne peut donc manquer de se poser, non pas en tant qu’individu car celui-ci n’a aucune espèce d’importance, mais en tant qu’institution présidentielle tunisienne, dans la mesure où aucune procédure de transition démocratique du pouvoir n’est sérieusement envisagée.

A circonstances exceptionnelles, réactions exceptionnelles

Quelle est donc la solution face à un homme qui a manifestement décidé de n’en faire qu’à sa tête quoi qu’il arrive? Il est fortement à craindre qu’à l’instar de la vie, celle-ci ne soit pas un long fleuve tranquille, pour ne pas dire plus et Saïed en porterait l’entière responsabilité car à circonstances exceptionnelles, réactions exceptionnelles… 

Plusieurs scénarios apparaissent possibles sachant qu’ils peuvent être concomitants et que la liste n’est pas exhaustive, à commencer par celui d’élections présidentielles telles que prévues par la nouvelle constitution, mais dont le résultat, dépourvu de suspense, serait forcément contesté en raison de l’absence d’indépendance d’une Isie reléguée au rang de simple instrument aux mains du pouvoir; scénario possible mais laissant la question des super pouvoirs du président ainsi que celle de sa légitimité largement posées.

Autre scénario possible, celui d’un coup d’Etat militaire face à une situation devenant de moins en moins tenable, tant sur le plan national qu’international; le risque étant que des militaires sortis de leurs casernes, pourraient être tentés de ne pas y retourner. Et que l’on ne nous raconte pas que la grande muette sortirait alors de sa réserve. En laissant faire un usurpateur, n’a-t-elle pas pris, de fait, position?

Rien n’empêcherait, d’ailleurs, ce dernier scénario d’être consécutif à celui d’une intifada populaire, rendue possible par le chaos ambiant, peut-être exploitée voire téléguidée mais n’en renversant pas moins tout sur son passage, sorte de reproduction de 2011.  

Ou alors pourquoi ne pas envisager, finalement, un scénario dans lequel le squatteur de Carthage, réalisant, dans un accès de conscience, l’absurdité de sa présence, ainsi que l’étendue de son incapacité à maîtriser la situation, prendrait subitement la décision d’organiser une véritable élection présidentielle, conforme aux normes internationales, non téléguidée et au résultat non connu d’avance?

Mais il n’est pas interdit de rêver.

* Docteur d’Etat en droit, ex-gérant de portefeuille associé. 

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