Si l’on en juge par les déclarations officielles publiées à la suite de la rencontre, vendredi 11 novembre 2022, au palais de Carthage, entre le président de la république Kaïs Saïed et commissaire européen à la justice Didier Reynders, on peut affirmer que la «mésentente cordiale» entre Tunis et Bruxelles risque de se poursuivre encore quelque temps et de porter son ombre sur les relations entre les deux parties.
Par Imed Bahri
Au cours de cette rencontre, le président tunisien, visiblement sur la défensive, a cru devoir affirmer «l’importance pour la partie européenne, qui connaît de nombreux faits et détails, d’admettre que le processus lancé le 25 juillet 2021 en Tunisie était nécessaire pour sauver l’Etat et le pays.» «Aujourd’hui, le dernier mot appartient au peuple tunisien, gardien de la souveraineté», a-t-il lancé, par allusion aux législatives du 17 décembre prochain boycottées par la plupart des partis qui comptent dans le pays et qui reprochent au président de la république son refus du dialogue et son cavalier seul.
Tout en soulignant aussi l’importance d’une justice équitable, le chef de l’Etat a noté que les institutions ne sont pas une fin en soi, mais que chaque institution doit travailler pour atteindre les objectifs pour lesquels elle a été créée, laissant ainsi entendre que la justice en Tunisie ne répondait pas à cette exigence avant les mesures qu’il avait prises pour la remettre sur le droit chemin, et qui sont fortement contestées par une bonne partie du corps de la magistrature.
«L’histoire ne recule pas», dit Saïed
Saïed a ensuite évoqué l’expérience tunisienne pionnière en droit, dans le domaine de la promulgation de la constitution, de la loi électorale et des lois garantissant les droits de la femme et autres. «L’histoire ne recule pas et les droits et libertés ne sont pas des textes, ils doivent être traduits en pratique», a insisté le président de la république, comme pour répondre à ceux qui, à l’intérieur et à l’extérieur, l’exhortent à revenir sur le processus «rectificatif» qu’il a mis en œuvre et qui suscite une forte opposition à l’intérieur et des inquiétudes parmi les partenaires de la Tunisie.
Sur un autre plan, le président de la république a relevé que «tous ceux qui se disent victimes de la dictature, circulent librement en Tunisie et à l’étranger», ajoutant : «Le peuple tunisien est capable de protéger l’Etat et son pays. La justice doit jouer pleinement son rôle et imposer le respect de la loi», tout en dénonçant «les tentatives de saper l’Etat et ses institutions et de paralyser les services publics par tous les moyens», attribuant ainsi les difficultés actuelles du pays, quoique à demi-mots, aux forces de l’opposition, ce qui est pour le moins exagéré, ces difficultés étant la conséquence de mauvaises politiques et de problèmes structurels qu’on a laissés s’aggraver au fil des ans.
Cette rencontre a également été l’occasion pour le président tunisien, professeur de droit constitutionnel de son état, de souligner que de nombreux concepts qui se sont installés dans la pensée politique occidentale nécessitent une lecture critique, passant en revue, dans ce contexte, de nombreuses expériences en Occident, comment elles ont émergé et comment elles se sont développées, et qui sont aujourd’hui discutées en Occident même.
Evoquant ensuite les expériences de droit comparé, le président Saïed a souligné que certaines notions juridiques dans de nombreux pays n’étaient pas innocentes, mais que leur apparence extérieure s’avère être réellement juste le contraire.
C’est là, on l’a compris, une manière pour le locataire du palais de Carthage de répondre aux griefs exprimés par des parties européennes et occidentales en général à l’égard de certaines de ses décisions, les assimilant à des conceptions erronées ou obsolètes de la démocratie, prétendant ainsi, au passage, en proposer lui-même de nouvelles, et forcément plus justes selon lui, à travers l’expérience qu’il poursuit en Tunisie.
«Retour à la normalité démocratique», dit Reynders
Dans une déclaration publiée à l’issue de la rencontre, l’hôte européen a affirmé avoir réitéré au président Saïed le soutien de l’Union européenne au peuple tunisien, tout en soulignant «la volonté des Tunisiens d’ancrer la Tunisie comme pays démocratique», ajoutant que «cela restera un choix irréversible».
Didier Reynders a, néanmoins, rappelé, comme l’UE l’a exprimé à plusieurs reprises depuis le 25 juillet 2021, que «toute démocratie a besoin d’un maximum d’inclusivité», un mot dont Carthage se méfie beaucoup.
«Pour sauvegarder tout acquis démocratique, il est essentiel de renforcer l’État de droit, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et le respect pour les droits humains», a insisté l’hôte européen, en ajoutant que «la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de manifestation ainsi que les autres libertés fondamentales sont des valeurs essentielles des États démocratiques et de l’UE.»
Rappelant le rôle central de la société civile tunisienne dans la construction démocratique, et qui ne saurait être aujourd’hui mis entre parenthèses, M. Reynders a ajouté dans sa déclaration : «C’est la grandeur de la Tunisie d’avoir pu développer une société civile si dynamique et une presse résolument libre. Ce sont des acquis qu’il faut sauvegarder à tout prix. Nous y veillons au sein de l’UE, notamment à travers la publication du rapport sur l’État de droit. Nous faisons de même concernant les pays candidats ou partenaires en collaboration avec le Conseil de l’Europe, en particulier la Commission de Venise ou le Greco.» Et de rappeler, dans la foulée, comme si cela a été oublié par Tunis, que «ces principes forment la base de notre partenariat stratégique. Aujourd’hui l’UE et ses États membres se préoccupent par rapport à leur pleine soutenance.»
De manière plus claire et plus directe, le responsable européen a tenu à exprimer la position officielle de l’UE à propos des prochaines échéances politiques en Tunisie, qui ne bénéficient pas du consensus minimal requis dans le cadre d’une transition démocratique : «La préparation et les modalités de déroulement des élections législatives annoncées pour le 17 décembre devraient être l’occasion de favoriser un véritable échange dans le cadre d’un dialogue national inclusif entre tous les acteurs sociaux et politiques», a-t-il déclaré, et d’ajouter : «L’Union européenne a rappelé à plusieurs reprises que ce dialogue est une condition essentielle pour la soutenabilité des réformes politiques et économiques.»
Tout en affirmant la bonne disposition de l’UE à l’égard de la Tunisie, dont elle «continuera à suivre de près les prochaines étapes», et du peuple tunisien dont elle continuera à écouter les besoins, Reynders a tenu à réaffirmer la disponibilité de l’UE et «sa volonté à apporter son soutien pour mener à bien le retour à la normalité démocratique.»
La mésentente cordiale appelé à perdurer
Et voilà, les mots qui fâchent ont finalement été prononcés : «le retour à la normalité démocratique». Ce qui laisse clairement entendre que l’UE n’est pas disposée à cautionner ce que beaucoup d’observateurs et d’analystes qualifient de «dérive autocratique du président Saïed» et que, d’une certaine façon, et tout en maintenant son soutien au peuple tunisien pour répondre aux défis socio-économiques et financiers majeurs auxquels il est confronté, «aggravés par l’impact de la pandémie de Covid-19 et par l’agression russe contre l’Ukraine sur la sécurité alimentaire et énergétique», selon les termes de Reynders, la poursuite d’«une coopération pleine et entière entre la Tunisie et l’Union européenne au bénéfice du peuple tunisien» gagnerait beaucoup, pour pas dire qu’elle serait tributaire, de ce «retour à la normalité démocratique» dans l’acceptation explicitée ci-haut par le haut responsable européen : État de droit, séparation des pouvoirs, indépendance de la justice et respect pour les droits humains.
Tout cela pour dire que la mésentente cordiale entre Tunis et Bruxelles semble appelée à durer encore quelque temps et laisser planer son ombre sur les relations entre les deux parties.
Donnez votre avis