Dans son discours d’hier soir, le président Saïed a confirmé ce que l’on sait déjà, à savoir sa persistance dans le déni des réalités et son refus d’assumer ses responsabilités, de tirer les leçons de ses échecs et de chercher à corriger ses erreurs, ne fut-ce qu’en prêtant l’oreille, non pas à ses laudateurs qui sont en train de le pousser sur la pente douce de la chute, mais à ses critiques qui cherchent à sortir la Tunisie de l’enfer de la crise où elle s’enfonce jour après jour. Non pas contre lui, mais de préférence avec lui, pour éviter au pays les affres de l’instabilité. Vidéo.
Par Ridha Kéfi
Les Tunisiens ont désespéré de voir un jour le président qu’ils avaient élu en 2019 se comporter, un jour, comme sont censés le faire les présidents sous les autres cieux : c’est-à-dire esquisser, en s’adressant à eux, ne fut-ce qu’un petit sourire amical, ou paternel pour les plus jeunes, ou leur faire un clin d’œil espiègle et complice, leur parler sur un ton moins solennel, moins autoritaire et moins colérique, parler à leurs cœurs et à leurs âmes, et pas toujours à leurs ressentiments, à leurs frustrations et à leurs haines, leur dire les mots qui les rapprochent les uns des autres, les aident à supporter les difficultés d’un quotidien que la crise socio-économique rend de plus en plus insupportable et calment leur angoisse face à un présent sombre et à un avenir incertain pour eux et pour leurs enfants…
Ce jour-là, les Tunisiens l’ont attendu très longtemps. Mais aujourd’hui, ils sont convaincus qu’il ne viendra jamais, car Kaïs Saïed est ce qu’il est, et ce n’est pas après la soixantaine qu’il va pouvoir changer et se bonifier sur ce chapitre-là. Même les plus futés des spin doctors, des experts en relations publics et des conseillers en communication politique ne pourront plus rien faire pour lui.
Un conseil de guerre
Les Tunisiens en ont eu une nouvelle fois la preuve, hier soir, mercredi 28 décembre 2022, lorsqu’il s’est adressé à eux, non pas directement, pour leur souhaiter une nouvelle année pleine de joie et de bonheur, comme font les chefs d’Etat à chaque fin d’année, mais en parlant à la Première ministre Najla Bouden, aux ministres de Justice Leila Jaffel, de la Défense nationale, Imed Memmich, de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, et aux chefs l’armée et de la police, réunis comme dans une sorte de conseil de guerre visiblement décidé plus tôt dans la journée.
Face à une assistance médusée, perplexe et visiblement surprise par la dureté des propos présidentiels, le chef de l’Etat s’est prêté à un exercice de fermeté, choisissant les mots les plus durs pour houspiller ses adversaires politiques, les menacer de représailles judiciaires et les traiter de tous les noms : traitres, vendus à l’étranger, ennemis de l’Etat et de la nation, corrompus, spéculateurs…, affirmant avoir sous la main une liste de ces «criminels» qui cherchent à «affamer le peuple», en provoquant des pénuries et des crises à n’en plus finir… comme s’il annonçait des purges à venir, concept qui n’est pas étranger à son lexique et qu’il a déjà utilisé trois jours auparavant à Jendouba en déclarant que «la Tunisie a besoin d’être purifiée comme le sang des dialysés». Merci pour les Tunisiens, et merci pour les dialysés !
Hier soir, Kaïs Saïed est passé à un cran supérieur sur l’échelle des intimidations et des menaces. Tout en affirmant, au cas où on aurait douté, que «l’État est fort de ses institutions et n’est pas une prise de guerre, comme certains le prétendent», le président averti que «cette situation ne peut pas durer, et que ceux qui attaquent l’État et ses symboles ne peuvent rester impunis dans le cadre de la loi.»
Un climat de terreur diffuse
Dans son allocution diffusée par la première chaîne de la télévision nationale, le chef de l’Etat a lancé à ses opposants qu’il n’y a aucun moyen pour quiconque de se substituer à l’Etat et à ses institutions, et que «la souveraineté est une ligne rouge, et l’est tout entière, quels que soient les prix à payer». Soulignant la nécessité d’appliquer la loi pour préserver la patrie, l’État, les institutions et le peuple, il a averti encore une fois que «quiconque cherche à frapper l’État et la paix civile en assumera l’entière responsabilité».
Mais qui sont «ces corrompus et ces traîtres» qui attaquent délibérément les institutions de l’État et créent une crise après l’autre, pour affamer le peuple, et auxquels le président Saïed sent le besoin de rappeler que «porter atteinte à l’État, à ses symboles et à ses institutions équivaut un complot contre la sécurité intérieure et extérieure de l’État», crime suprême dont les auteurs, rappelons-le, sont passibles de la peine de mort ?
Comme le président de la république accuse toujours, tout en affirmant détenir les preuves de ses accusations, sans jamais citer des faits ou des noms précis, les Tunisiens en sont réduits aux plus délirantes supputations, et on imagine le climat de terreur diffuse que ce genre de sorties présidentielles crée parmi une population déjà fortement déstabilisée par la crise.
En réponse à ceux qui lui reprochent d’accuser les gens et de les traîner devant la justice sans que les procès ainsi engagés n’aboutissent souvent à des condamnations, le président a pris l’habitude de se défausser sur la justice… qui ne fait pas son travail.
Non content d’avoir dissous le Conseil supérieur de la magistrature et de l’avoir remplacé par un autre dont tous les membres sont désignés par lui, et d’avoir en plus radié par décret présidentiel 57 juges censés être les figures de proue de la corruption au sein de la magistrature, ne voilà-t-il pas qu’il continue de s’en prendre aux magistrats qui refusent encore de se mettre au garde-à-vous, et de devenir, ce qu’il veut en faire, à savoir des «fonctionnaires de l’Etat» (et l’expression est de lui).
Pour ne pas déroger à ses habitudes, le président s’est défaussé une nouvelle fois hier soir sur les magistrats. Il a ainsi appelé les «juges honorables (traduire : beaucoup ne le sont pas) à assumer leurs responsabilités historiques et à ne pas tolérer ceux qui tentent de contourner la loi pour permettre à un certain nombre de contrebandiers, de criminels et de spéculateurs d’échapper à la sanction», citant une décision de justice rendue il y a quelques jours, à Gafsa, contre un contrebandier auquel on a infligé une amende de 1 000 dinars, tout en lui restituant les biens saisis d’une valeur dépassent 300 000 dinars.
La fuite en avant dans le déni
Le président Saïed ne s’est pas privé, hier soir, de s’attaquer aux médias, responsables eux aussi, selon lui, de tous les malheurs du pays. C’est ainsi qu’il a évoqué une subvention de 40 millions de dinars accordée en 2017 à la présidence du gouvernement dans le but de réformer le système des médias en Tunisie, s’interrogeant sur l’éligibilité de certains analystes et experts médiatiques qu’il a qualifiés de «mercenaires»… pour bénéficier de cette subvention.
Comme aucun journaliste de Kapitalis n’a bénéficié d’aide ou de subvention d’aucune partie, ni intérieure ni extérieure, nous nous sentons d’autant plus autorisés ici à témoigner en faveur de certains de nos collègues ainsi désignés à la vindicte populaire, et dont le seul «crime» est d’avoir pris part à des stages de formation ou des séminaires de perfectionnement dans certaines pratiques médiatiques sous la férule d’institutions internationales reconnues comme la BBC ou Radio France Internationale ou Deutsche Welle Akademie ou l’Unesco ou d’autres.
Aussi, cette manière de jeter les gens en pâture à la vindicte populaire, de cette manière expéditive et vague, et qui vise de surcroît à discréditer tout un corps de métier, ne saurait être accepté de la part d’un chef d’Etat, quelles que soient les raisons évoquées, car, de toute façon, et le professeur de droit devenu président de la république le sait mieux quiconque, seuls les faits matériels examinés par un juge peuvent servir de base à une accusation, sinon, à quoi servirait la justice, si, comme au Moyen-Âge, celui qui prend le pouvoir désigne les coupables et leur fait couper la tête.
Nous n’allons pas nous attarder davantage sur les autres sujets évoqués par le président de la république, notamment les récentes élections législatives «sanctionnées» (et c’est le cas de le dire) par un taux d’abstention record de 90% ou encore le drame de la migration clandestine à Zarzis (j’en parlerai dans un second article), où il a confirmé ce que l’on sait déjà, à savoir sa persistance dans le déni de la réalité et son refus d’assumer ses responsabilités, de tirer les leçons de ses échecs et de chercher à corriger ses erreurs, ne fut-ce qu’en prêtant l’oreille, non pas à ses laudateurs qui sont en train de le pousser sur la pente douce de la chute, mais ses critiques qui cherchent à sortir la Tunisie de l’enfer de la crise où elle s’enfonce jour après jour, non pas contre lui, mais de préférence avec lui, pour éviter au pays les affres de l’instabilité.
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