Les deux tours des élections législatives (17 décembre 2022, 29 janvier 2023) en Tunisie ont été un camouflet infligé à toute la classe politique, dont elle se souviendra très longtemps.
Par Raouf Chatty *
Par son taux d’abstention de 88,5% des électeurs inscrits, jamais réalisé en Tunisie et ailleurs, ce scrutin voulu par le président de la république a cristallisé l’amère déception et la colère silencieuse du peuple face à une classe politique déconnectée des réalités, dépassée par les événements et incapable de répondre à ses attentes légitimes, même si, par ses choix électoraux antérieurs, ce même peuple n’a pas brillé, lui non plus, par sa grande perspicacité, donnant parfois sa voix à des opportunistes bons-à-rien.
Le message du peuple au président
Cette fin de non-recevoir cinglante et sans appel s’adresse aussi bien au président de la république, qui a voulu et imposé ce scrutin, comme aux autres acteurs politiques, dont notamment le parti islamiste Ennahdha et ses alliés qui ont été au cœur de l’Etat durant la décennie 2011/2021avec à la clé un bilan catastrophique dans tous les domaines.
Au président, les masses populaires ont voulu dire clairement qu’elles ne partagent point la doctrine politique qu’il s’emploie à mettre en œuvre depuis la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021, dans le cadre d’une «nouvelle république», dont peu de Tunisiens ressentent l’urgence ou l’utilité.
Pour ces masses, les idées de Kaïs Saïed sont déconnectées de la réalité, irréalistes et irréalisables, et de nature à déstabiliser l’Etat, à saper les bases d’une construction démocratique fragile, à porter gravement atteinte à la stabilité politique, économique et sociale du pays, à son développement et à son image extérieure.
Le message envoyé au président est sans équivoque: il ferait mieux d’abandonner son projet politique pour épargner à la Tunisie davantage de pertes, le peuple n’en pouvant plus de vivre des souffrances quotidiennes sans fin, douze ans après une révolution dont il avait attendu, en plus de la liberté et de la démocratie, quelque prospérité.
Le message du peuple aux acteurs politiques
Aux autres acteurs politiques, qui ne doivent pas prendre ce taux d’abstention record comme une victoire pour eux, les masses populaires ont voulu signifier que ces derniers ont une responsabilité majeure dans l’impasse où se retrouve aujourd’hui le pays après une décennie de gouvernance calamiteuse, et qu’ils ne pourront point se prévaloir de la désertion des urnes par le peuple pour exploiter de manière opportuniste et cynique cette situation et faire porter le poids de leurs déboires au seul président de la république.
Les acteurs politiques, toutes tendances confondues, seraient mal inspirés de continuer dans cette fuite en avant, chaque partie s’ingéniant à faire croire qu’elle possède la clé de la sortie de la crise, alors qu’en vérité, elle en est elle-même l’une des causes…
Le président de la république ne pourrait plus, lui non plus, continuer à faire la sourde oreille, à persister dans son cavalier seul et à croire qu’il pourra imposer son projet politique personnel à un peuple qui n’en veut pas et qui le lui a clairement dit. L’assemblée parlementaire telle que conçue par «sa» constitution et «sa» loi électorale (promulguées par décret présidentiel et en dehors de tout débat national digne de ce nom), et qui naîtra de ce scrutin, ne sera point représentative du peuple tunisien et n’aura pas de légitimité. Partie largement handicapée, elle sera sous les feux des critiques de l’opinion publique, des partis politiques et des médias nationaux et internationaux et sera dans l’impossibilité de travailler…
Une dernière chance à saisir
Il pèse aujourd’hui sur le président la charge de desserrer l’étau sur lui-même et sur une Tunisie exsangue et d’épargner à la nation davantage de pertes, de lui éviter l’épuisement intérieur et le discrédit extérieur. Il lui incombe aussi de saisir à temps le message des urnes et de proposer un plan de sortie de crise qui puisse être accepté et mis en œuvre par toutes les forces vives de la nation.
Les partis de l’opposition, toutes tendances confondues, et la centrale syndicale devraient, quant à eux, mettre fin au bras-de-fer inutile et destructeur avec le président de la république et envisager des méthodes moins frontales pour instaurer un dialogue serein sur l’avenir de la nation.
* Ancien ambassadeur.
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