«La première récession subie par le tissu industriel national au milieu des années 90 s’est accentuée avec la révolte de 2011. L’instabilité politique, les revendications ouvrières outrancières, la baisse de la productivité des travailleurs et le renchérissement excessif des coûts de production ont fini par donner le coup de grâce à la plupart des filières industrielles, accélérant la détérioration de notre compétitivité et l’effritement de nos entreprises».
C’est ce qu’a déclaré l’économiste et ancien ministre des Finances, Houssine Dimassi, dans une interview à l’agence Tap, en soulignant que «les risques pouvant être générés par la désindustrialisation sont multiples : essoufflement du pays en matière de création d’emplois; accentuation du déficit commercial; dégradation des réserves en devises; dépréciation encore plus manifeste du dinar».
Dimassi s’inquiète de l’absence de politiques industrielles cohérentes et ambitieuses qui pourraient stopper l’hémorragie de la disparition des entreprises. «Depuis presque deux décennies, notre pays navigue à vue en matière industrielle. Il n’a guère réussi à se positionner face à la féroce concurrence mondiale. Pis encore, le populisme des dirigeants politiques ayant gouverné le pays depuis 2011 a fait perdre à la Tunisie les infimes avantages comparatifs qu’elle détenait : salaires relativement bas et proximité de l’Europe. De même, la modification du Code de l’Investissement n’a fait que renforcer la paperasse et la bureaucratie, handicaps majeurs à l’initiative et la création».
Du démantèlement de l’Accord multifibres à la «révolte de 2011»
L’ex-ministre revient aussi sur les origines de ce processus de désindustrialisation du pays qui a débuté vers le milieu des années 90 du siècle dernier, et ce suite à la suppression de l’Accord Multifibres (accord signé en 1973 et plusieurs fois reconduit depuis, entre les pays européens, les États-Unis et les pays exportateurs de textiles, pour limiter les entrées des produits à bas prix en provenance des pays en voie de développement, sur les marchés européens et des États-Unis).
«Avec la neutralisation de cet accord, l’Europe Occidentale, principal débouché pour nos produits industriels, a été submergée par les marchandises manufacturées provenant du sud-est asiatique, et plus particulièrement de la Chine. Disposant de capacités compétitives meilleures que la nôtre, ces pays ont réussi à comprimer notre présence sur le marché européen et à réduire nos exportations d’habillement», a expliqué l’économiste.
«Certes, notre pays a tenté de faire face à ce nouveau défi, et ce en mettant en place un Programme de mise à niveau, visant à doter les entreprises nationales des technologies les plus modernes. Cependant, plusieurs de nos entreprises, relevant de la branche ‘‘habillement’’ se sont confinées dans les produits de bas de gamme, peu compétitifs et à faible valeur ajoutée (tee-shirts, shorts, sous-vêtements…)», a-t-il ajouté.
«Selon les données de l’APII, notre pays a perdu dans la branche ‘‘textile, habillement’’ 630 entreprises et 48 000 emplois, et ce durant la période 2011-2022. Cette débâcle de la branche ‘‘habillement’’ n’a été que partiellement compensée par la percée réalisée dans la branche des industries ‘‘électriques et électroniques’’ et plus précisément dans la sous-branche ‘‘câbles et faisceaux de câbles’’. Durant la même période, la fabrication de ces composants automobiles a favorisé la création de 28 500 emplois additionnels», a précisé Dimassi. Et de souligner que la dégradation de la branche ‘‘habillement’’ ne semble pas prendre fin. En 2022, 25 entreprises et 830 emplois, relevant de cette activité, ont disparu.
Le pays pourrait retrouver sa dynamique d’antan
Sous certaines conditions, la Tunisie pourrait retrouver sa dynamique d’antan en matière industrielle, à travers un Code d’Investissement plus souple et rationnel, l’Etat pourrait inciter les entreprises d’habillement à se positionner dans les produits de haut de gamme à valeur ajoutée. Les créneaux des composants automobiles et des industries innovantes sont aussi, à soutenir et à encourager, a soutenu Dimassi.
«Le positionnement dans certaines filières industrielles porteuses devrait être accompagné par un allègement de l’étouffante bureaucratie ainsi que par la mise en place d’un nouveau contrat social. Ce dernier devrait être régi non seulement par l’amélioration du pouvoir d’achat des salariés, mais aussi et surtout par la nécessaire amélioration de la productivité», a-t-il conclu.
Un taux de mortalité élevé des entreprises industrielles
Il importe de noter que les dernières années ont été marquées, selon les données de l’Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (APII), par un taux de mortalité élevé des entreprises industrielles.
Le tissu industriel de la Tunisie compte, en janvier 2023, 4 774 entreprises ayant un effectif supérieur ou égal à 10 dont 2 108 sont totalement exportatrices. D’après un document de l’Agence, sur «la Répartition des entreprises en arrêt selon le secteur», 224 entreprises industrielles sont en arrêt en 2022 et 293 entreprises, en 2021.
D’après le rapport du ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Energie, sur la «Stratégie industrielle et d’innovation 2035», publié en 2022, environ 4420 entreprises ont fermé sur la période 2005-2016, dont 1569 entreprises étrangères (35%), 2851 entreprises tunisiennes (65%), avec un taux de fermeture plus élevé pour les entreprises ayant moins de 50 emplois.
L’analyse régionale montre un taux de mortalité particulièrement élevé dans le centre-est (47%) et le nord-est (45%) contre des niveaux variant entre 27% et 34% pour les autres zones. Cet écart reflète les spécificités sectorielles des régions avec notamment la prédominance du secteur textile et cuir dans la zone est du pays.
Au-delà des fermetures et non-réalisation de projets industriels pour diverses raisons, on remarque la baisse des indicateurs de la production industrielle, de la VA des industries manufacturières (de 28% en 1999 à 15,4% en 2018) et de la contribution des industries manufacturières au PIB outre les pertes d’emploi.
Selon le même document, non seulement la Tunisie peine à se positionner sur les marchés internationaux de haute valeur ajoutée, mais elle perd aussi, des parts de marché au niveau des marchandises à faible valeur ajoutée, sur les marchés internationaux traditionnels au sein desquels, elle est historiquement, fortement spécialisée.
Les problèmes financiers viennent en première position en termes de raisons principales de fermeture des entreprises avec le manque de liquidité (81%) et d’endettement (72%), selon une étude sur «Les problématiques de création et de pérennisation des entreprises en Tunisie» publiée par l’APII en juin 2017. Les difficultés liées aux marchés viennent en seconde position avec des problèmes de débouchés aggravés par une concurrence formelle et informelle. Les aspects liés à l’environnement externe (hors marché) sont cités en troisième position avec des problèmes d’instabilité politique (visibilité) et d’insécurité. Une comparaison faite, dans le cadre de cette étude, avec un échantillon d’entreprises en activité montre aussi que ces dernières se distinguent également, par rapport à celles qui sont fermées par un effort plus important en matière d’innovation et d’investissement et une intégration plus marquée des TIC.
D’après Tap.
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