Mendier aux portes des Etats arabes et occidentaux, comme le fait actuellement la Tunisie, n’est-ce pas l’expression d’une grave dépendance vis-à-vis de l’étranger et une acceptation implicite de l’ingérence, de l’assujettissement et d’une nouvelle forme de colonisation? De quelle souveraineté parle-t-on encore dans notre pays ?
Par Mounir Chebil *
Une fille très pudique passait dans la rue. Voyant un homme ou un garçon venant dans l’autre sens, elle releva le pan de sa jupe pour se couvrir le visage, laissant le reste à découvert… En Tunisie, au moment où le FMI imposait un diktat implacable au gouvernement de Kaïs Saïed pour l’octroi d’un nouveau crédit dont le montant peut être assuré par une relance de la production de phosphate, et où plusieurs pays traitaient notre pays avec dédain pour sa propension à la mendicité pour s’endetter davantage, le président de la république s’en est pris à Esther Lynch, la secrétaire générale de la Confédération des syndicats européens (CSE) venue exprimer sa solidarité avec le mouvement ouvrier tunisien, l’accusant de porter atteinte à la souveraineté nationale.
Le crime de lèse majesté commis par la cheffe syndicaliste européenne est d’avoir déclaré, lors du meeting tenu par l’UGTT à Sfax, qu’attaquer les syndicalistes est une grosse erreur, et que la centrale syndicale tunisienne est la voix de tous les travailleurs. Fidèle à son tempérament ombrageux, Kaïs Saïed a réagi à ces propos, menaçant et vociférant, affirmant à qui veut l’entendre qu’il n’accepte aucune ingérence étrangère dans les affaires internes de la Tunisie, un Etat indépendant et souverain, laissant entendre que l’UGTT a commis un acte de trahison en invitant cette syndicaliste européenne à son meeting.
La phobie des complots
Mendier aux portes des Etats arabes et occidentaux, comme le fait actuellement la Tunisie, n’est-ce pas l’expression d’une grave dépendance vis-à-vis de l’étranger et une acceptation implicite de l’ingérence, de l’asservissement et d’une nouvelle forme de colonisation? L’endettement des Beys de Tunis, et l’installation de la Commission financière internationale au XIXe siècle n’ont-ils pas été le début de l’instauration du protectorat français en Tunisie?
Si Esther Lynch a exprimé sa solidarité avec l’UGTT, c’est parce qu’il y a vraiment une hostilité du pouvoir tunisien envers le mouvement syndical et un mépris total pour les travailleurs, en plus d’un refus catégorique de tout dialogue avec la centrale syndicale.
De tout temps, les mouvements ouvriers ont été solidaires entre eux, et c’est cette solidarité qui fait leur force. Kaïs Saïed a peur de cette force, lui qui cherche par tous les moyens à faire le vide autour de lui pour perpétuer sa présence au palais présidentiel. C’est à cet effet qu’il cultive la phobie des complots au point qu’un meeting de l’UGTT devient à ses yeux une haute trahison de l’Etat qu’il croit incarner en exclusivité.
Lors des manifestations de protestation contre la réforme du régime des retraites en ce mois de février en France, Macron n’a pas accusé les syndicalistes français de trahison et de complot contre l’Etat. Il en est de même pour les premiers ministres britanniques qui se sont succédé ces derniers mois quand des mouvements de grève ont paralysé le pays. Macron n’aurait pas expulsé une délégation de l’UGTT qui se serait déplacée pour soutenir les manifestants en France. Dans ces pays démocratiques, on fait confiance aux institutions et on respecte la voix des travailleurs.
Complotisme, populisme et racisme
Tous les pouvoirs autoritaires utilisent la théorie du complot. Les autocrates ont besoin d’ennemis, réels ou fictifs, pour renforcer leur pouvoir. Ils font peur à leurs peuples pour se rendre indispensables à leurs yeux. Avec ses gesticulations souverainistes, Kaïs Saïed cherche à se prévaloir d’un patriotisme sans égal pour mieux asservir les Tunisiens. Il fallait aussi détourner leur attention de leurs problèmes concrets, les mobiliser contre des complots imaginaires, comme l’invasion de populations africaines, sachant qu’un peuple en état de désarroi succombe plus facilement aux sirènes du complotisme, du populisme et du racisme.
Après avoir mis au pas fonctionnaires et magistrats, persécuté les opposants politiques, intimidé les avocats et les journalistes, le pouvoir s’en prend aujourd’hui aux syndicalistes. Tous les discours de Kaïs Saïed ne sont que vitupérations, insultes et menaces. Presque chaque jour, on se réveille avec une histoire de complot et d’arrestation sans ménagement, suivies d’appels pressants de Kaïs Saïed pour une justice expéditive, au mépris de la présomption d’innocence, comme si ce concept juridique ne fait pas partie de son lexique personnel, lui qui était chargé du cours des droits de l’homme à l’université.
Aussi les juges censés veiller à faire respecter la loi, travaillent-ils aujourd’hui sous la pression des déclarations menaçantes du président de la république et des campagnes haineuses à leur égard, menées par ses partisans dans les réseaux sociaux.
La souveraineté ne peut être effective lorsqu’on est en situation de dépendance des autres même pour notre pain quotidien. Celui qui se veut souverain n’attend pas un prêt de l’Union européenne pour financer l’achat du blé nécessaire pour fabriquer le couscous ou les macaronis d’un peuple manquant de tout. Or, c’est l’Etat qui est le premier responsable des pénuries, de la spéculation et de la contrebande. Si la douane et les agents de la garde nationale étaient vigilants, les produits du trafic ne sillonneraient pas des centaines de kilomètres pour être entreposés dans des dépôts clandestins. Si l’Etat était capable de veiller à la bonne organisation des circuits de production et de distribution, la spéculation s’estomperait d’elle-même, et les soi-disant spéculateurs-comploteurs dont parle souvent le chef de l’Etat seraient désarmés.
Un projet autocratique
Celui qui veut sauvegarder sa dignité, travaille, mais ne demande pas l’aumône. Kaïs Saïed n’a jamais parlé de création de richesses, de dynamisation de l’économe, de réformes agraires, de rentabilisation des terres domaniales, de réformes structurelles et de bien-être social, bref, tout ce qui peut préserver notre souveraineté et notre dignité dans les faits. Dans ce cas, peut-il parler sérieusement de souveraineté et d’indépendance alors que notre pays est tributaire des aides étrangères et du bon vouloir des dirigeants étrangers.
De là à penser que l’indignation de Kaïs Saïed face à l’invitation d’Esther Lynch par l’UGTT est moins motivée par une quelconque conviction souverainiste, que par une volonté de s’attaquer à la centrale syndicale et à tous ceux qui résistent à sa volonté d’imposer un despotisme d’un autre âge.
En diabolisant l’UGTT, Kaïs Saïed veut réussir là où les Frères musulmans du parti Ennahdha ont échoué. Après avoir marginalisé les partis politiques, il lui fallait démanteler l’UGTT, seule organisation sur la scène à pouvoir lui tenir tête, à s’opposer à son projet autocratique qui va mener le pays à la banqueroute et le peuple à la misère.
Il faut dire que l’UGTT a, de tout temps, été un refuge pour les forces d’opposition. En 1978 et en 1984, elle a déstabilisé le régime de Bourguiba. En 2011, elle a été la pièce maîtresse dans la chute de Ben Ali. Puis, elle a résisté à toutes les tentatives des Frères musulmans pour l’inféoder. C’est cette même volonté qu’affiche aujourd’hui Kaïs Saïed, qui considère tout opposant comme un traitre et un renégat.
Drôle de souveraineté si on devait s’aplatir devant les Américains, les Européens, les Qataris, les Emiratis, les Saoudiens et même les Algériens pour quelques dizaines de millions de dollars! Drôle de patriotisme si on devait en même temps écraser les masses laborieuses et étouffer leur voix!
* Haut fonctionnaire retraité.
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