Une économie saine augmente les chances d’une transition politique réussie. Imaginons où nous en serions aujourd’hui si les États-Unis avaient investi une fraction de la somme d’argent qu’ils ont dépensée en Irak au cours des deux dernières décennies pour soutenir les sociétés en transition vers des démocraties, comme la Tunisie.
Par Gordon Gray *
L’invasion américaine de l’Irak a commencé le 20 mars 2003. En Tunisie, le 20 mars résonne pour une raison différente. C’est la date en 1956 où la Tunisie a obtenu son indépendance de la France. Les deux événements affirment deux leçons importantes qui peuvent sembler évidentes, mais qui sont trop souvent négligées. Premièrement, les gens veulent contrôler leur destin politique. Deuxièmement, les étrangers, quels que soient leurs efforts, ne peuvent pas imposer un système politique.
J’ai été diplomate en Irak, puis ambassadeur des États-Unis en Tunisie lorsque le printemps arabe a commencé, et j’ai vu l’importance de ces leçons de première main. Le mécontentement généralisé à propos de la répression, de la corruption et de la stagnation économique a conduit à la révolution qui a renversé le dirigeant autoritaire de longue date Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011.
Une vague similaire de colère populaire contre la corruption et le manque de progrès économique depuis la révolution a porté le professeur de droit constitutionnel Kaïs Saïed à la présidence en octobre 2019.
Ces deux événements apportent une troisième leçon : la stabilité économique est essentielle pour une transition réussie vers la démocratie.
Les Tunisiens ont besoin de soutien
Le gouvernement tunisien – qui a entamé ces dernières semaines une période de recul démocratique sans précédent pour les Tunisiens depuis avant le printemps arabe – a besoin d’un rappel de la première et de troisième leçon. Et la communauté internationale devrait penser à appliquer chacun de ces principes dans sa réponse à l’érosion démocratique, qui est urgente et menace d’éteindre la dernière flamme de la démocratie dans la région.
Les Tunisiens ont besoin de notre soutien. Avec la hausse des taux d’inflation et de chômage, le pays ne peut pas payer ses importations et les pénuries d’articles de base sont devenues la norme. Le président Saïed ne montre aucun signe de compréhension de la gravité des défis économiques de son pays, ce qui fait douter de l’utilité de l’aide internationale à son gouvernement.
Alors que le conseil d’administration du Fonds monétaire international (FMI) prévoyait de discuter d’un prêt urgent de 1,9 milliard de dollars à la Tunisie en décembre dernier, il a brusquement retiré ce sujet de son ordre du jour quelques jours avant la réunion. Comme l’a rapporté Reuters plus tôt ce mois-ci, «Saïed n’a ni publiquement adopté un accord ni ne s’est engagé à en signer un s’il est approuvé, ce qui laisse les donateurs inquiets qu’il puisse rejeter le prêt, annuler les réformes après l’arrivée de l’argent ou les blâmer pour toute difficulté économique qui en résulterait».
Plutôt que d’accepter la critique, Saïed a suivi le chemin d’autres autocrates et a pointé son doigt ailleurs. Il a arrêté des dirigeants de partis d’opposition et des critiques de premier plan, dont le directeur de la station de radio la plus populaire de Tunisie, les dénonçant comme des «terroristes» et des «traîtres».
Lorsque les critiques pensaient qu’il ne pouvait pas aller plus avant, Saïed leur a prouvé le contraire en jouant la carte du racisme, une carte malheureusement populaire chez les autocrates. Il a affirmé que les migrants d’Afrique subsaharienne apportaient avec eux «la violence, le crime et les pratiques inacceptables» et faisaient partie d’un complot visant à changer la démographie de la Tunisie.
Comme le FMI, le reste de la communauté internationale a réagi rapidement à ce recul. Le président de la Banque mondiale a annoncé qu’il reporterait indéfiniment une réunion du conseil d’administration pour examiner l’engagement stratégique avec la Tunisie. L’administration Biden a réduit son soutien financier à la Tunisie, démontrant sa «préoccupation constante face à l’affaiblissement des institutions démocratiques».
Les sanctions restent improductives
Un programme d’aide américain encore plus important – le montant de 498 millions de dollars du Millennium Challenge Corporation pour la Tunisie – reste également dans les limbes en raison du régime de plus en plus autoritaire de Saïed. Pour la même raison, la Tunisie n’a pas reçu d’invitation au Sommet 2021 pour la démocratie et a été exclue de la liste des invités pour le second sommet (29 mars 2023, Ndlr). Jusqu’à présent, Saïed a été insensible aux sanctions financières ou symboliques de son parcours autoritaire, et il n’y a aucune raison de croire que la pression extérieure affectera sa politique à l’avenir.
Puisqu’il appartient entièrement au peuple tunisien de décider de son avenir, les États-Unis et les autres amis du pays devraient concentrer leurs efforts sur le soutien des groupes de la société civile plutôt que sur le gouvernement. La visite de la secrétaire d’État adjointe Barbara Leaf en Tunisie – destinée à «réaffirmer le soutien des États-Unis au peuple tunisien et à ses aspirations à une gouvernance démocratique et responsable» – est un pas dans la bonne direction. Désormais, les États-Unis devraient profiter du second Sommet pour la démocratie pour mobiliser le soutien international à la société civile tunisienne.
S’exprimant à Varsovie il y a un an, peu après l’invasion russe de l’Ukraine, le président Joe Biden a décrit une «grande bataille pour la liberté : une bataille entre la démocratie et l’autocratie». Si le monde libre veut l’emporter dans cette lutte, les États-Unis devront développer une stratégie durable pour soutenir les pays en transition vers des démocraties. La dure vérité est qu’une économie saine augmente les chances d’une transition politique réussie, qui devrait être la base d’une telle stratégie. Imaginez où nous en serions aujourd’hui si les États-Unis avaient investi une fraction de la somme d’argent qu’ils ont dépensée en Irak au cours des deux dernières décennies pour soutenir les sociétés en transition vers des démocraties, comme la Tunisie.**
Source : Newsweek.
* Gordon Gray est professeur à la Penn State’s School of International Affairs. Il a été ambassadeur des États-Unis en Tunisie au début du printemps arabe et sous-secrétaire d’État adjoint aux affaires du Proche-Orient.
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
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