Au lieu de la mendicité internationale et des discours et slogans qui ont fait leur temps, seuls les sacrifices librement consentis permettront de sauver la Tunisie de l’effondrement et de la perte de sa souveraineté et peut-être même de son indépendance. (Ph. Hamideddine Bouali).
Par Elyes Kasri *
Tout accord tuniso-européen sur la gestion des flux migratoires visant à faire de la Tunisie un méga centre de détention des migrants subsahariens demandeurs d’asile en Europe mènera inéluctablement à des tensions sociales et sécuritaires en Tunisie dont les récents événements de Sfax ne seraient qu’un avant-goût et les actuelles émeutes en France une conséquence logique et très probable.
La question est de savoir si les quelques millions d’euros d’aide européenne qui seront vite dilapidés dans le trou sans fond qu’est le budget de l’Etat tunisien qui a un besoin pressant de réformes et d’austérité, pourront compenser l’instabilité sociale et sécuritaire qui sera créée par le transfert des problèmes de l’Europe, ancienne puissance coloniale spoliatrice faut-il le rappeler, à une Tunisie à bout de souffle et gravement affaiblie par une crise économique aux répercussions politiques, sociales et sécuritaires.
Délit d’abus de faiblesse
Si une grande puissance, même en régression comme la France, a beaucoup de peine à endiguer cette vague de colère et de destruction, qu’en serait-il de la Tunisie confrontée à terme à la présence de centaines de milliers d’étrangers parqués contre leur volonté sur son territoire et cherchant la moindre faille sécuritaire pour pouvoir rejoindre l’Eden européen?
Dans une Tunisie affaiblie et en mode de survie caractérisé par une absence de consensus national sur l’économie de demain et un déficit de transparence et d’inclusivité, tout partenariat supposément stratégique que chercherait l’Union Européenne à lui imposer pour extraire des concessions lourdes et compromettantes en matière de gestion de la vague migratoire en direction de l’Europe, pourrait être associé à un délit d’abus de faiblesse condamnable moralement et répudiable politiquement et juridiquement au premier changement politique en Tunisie.
Le délit d’abus de faiblesse consiste à profiter d’une particulière vulnérabilité de la victime afin de la conduire à faire des actes ou s’abstenir de faire des actes, ayant des conséquences particulièrement préjudiciables pour cette même personne avec la possibilité d’extrapolation dans le domaine des relations interétatiques surtout quand il s’agit d’une Union européenne de 27 pays développés avec près de 450 millions d’habitants, face à un petit pays de 12 millions d’habitants, en détresse économique.
Sur un autre plan, compter sur soi-même (pour ne pas avoir à tendre la main à des bailleurs de fonds étrangers et hypothéquer ainsi sa souveraineté nationale, Ndlr), a toujours été le meilleur choix. Encore faut-il en avoir l’audace et la détermination.
Puisque les sources extérieures de financement semblent inaccessibles faute du passage par le purgatoire du Fonds monétaire international (FMI) ou la bouée de sauvetage en plomb et en arsenic de l’extrême-droite européenne (à travers le projet d’accord Tunisie-Union européenne sur la migration, Ndlr), il serait utile, après avoir épuisé les possibilités de recours aux banques tunisiennes, qui ont déjà atteint un seuil critique d’exposition aux créances publiques, d’entamer avec audace et détermination des mesures d’assainissement et d’austérité afin d’éviter le défaut de paiement et l’écroulement économique, social et sécuritaire.
Mesures d’austérité
Faute de pouvoir réduire d’une manière significative et suffisamment rapide le fardeau de la fonction et du secteur publics par la politique des départs volontaires et de rétablir un équilibre sain et viable entre budgets de fonctionnement et d’investissement pour créer les conditions d’une relance durable, il serait judicieux de commencer par les mesures suivantes pour la période 2023-2025 :
1- éliminer systématiquement tous les emplois et congés fictifs au sein de l’administration et du secteur publics;
2- bloquer les nouveaux recrutements, sauf pour des cas exceptionnels qui seront validés individuellement par la présidence du gouvernement;
3- ajuster le train de vie de l’Etat à la conjoncture économique notamment par la suspension des avantages en nature tels que les voitures de fonction, les bons d’essence, les primes saisonnières ou de fonction ainsi que toute allocation salariale excédant douze mensualités;
4- mettre fin aux disparités parfois grotesques héritées des années de vaches grasses et de faiblesse de l’Etat pour harmoniser, dans des proportions raisonnables et justifiables, la grille salariale de la fonction et du secteur publics;
5- soumettre toutes les entreprises publiques à un audit externe avec l’obligation pour chacune d’entre elles de mettre en place un plan de restructuration et de relance sur 36 mois au maximum à partir des fonds propres et des actifs de ces entreprises sous peine de retrait du soutien de l’Etat et, en cas de nécessité, de liquidation de fait.
6- accélérer la numérisation de l’administration et du secteur publics avec des paramètres nationaux et une date butoir (juin 2024) pour introduire davantage de transparence et de célérité dans la gestion et éliminer le gaspillage et les abus.
Sacrifices librement consentis
Oui, la Tunisie peut éviter, quoique de plus en plus difficilement, le passage par le FMI ou le cadeau empoisonné de l’extrême-droite européenne. Encore faut-il qu’elle fasse preuve de suffisamment de maturité et de sens des responsabilités.
Au lieu des discours et slogans qui ont fait leur temps, seuls les sacrifices librement consentis permettront de sauver la Tunisie de l’effondrement et de la perte de sa souveraineté et peut-être même de son indépendance.
Il faut absolument éviter la réédition du scénario funeste de la deuxième moitié du dix neuvième siècle (qui a abouti à la faillite de la Tunisie et à sa mise sous la tutelle de la France, Ndlr).
* Ancien ambassadeur.
Donnez votre avis