Le président, Kaïs Saïed, utilise les réfugiés et les personnalités de l’opposition comme boucs émissaires pour détourner l’attention d’une économie en difficulté et de son accaparement du pouvoir.
Par Peter Beaumont *
Que se passe-t-il en Tunisie ?
La Tunisie est en proie à plusieurs crises qui se chevauchent. Son économie est en difficulté et son président de plus en plus autoritaire, Kaïs Saïed, qui a consolidé son pouvoir depuis un coup d’État constitutionnel en 2021, a lancé une vaste campagne de répression contre ses opposants politiques et les sans-papiers d’autres régions d’Afrique.
La situation est devenue si grave que les législateurs américains ont écrit cette semaine au secrétaire d’État, Antony Blinken, exigeant qu’il «veille à ce que toute aide étrangère américaine à la Tunisie soutienne la restauration d’une gouvernance inclusive et démocratique et de l’État de droit».
Une vague de violence raciste déclenchée par Saïed après un discours dans lequel il a déclaré que la migration constituait une menace pour l’État a entraîné une forte augmentation des tentatives de traverser la Méditerranée vers l’Italie – une route décrite par l’Onu comme la traversée maritime la plus meurtrière pour réfugiés dans le monde.
De quel genre de chiffres parle-t-on ?
Selon les chiffres de l’Onu, 12 000 personnes ont atteint l’Italie jusqu’à présent cette année après avoir quitté la Tunisie, contre 1 300 au cours de la même période de 2022. Les décès dus à des naufrages ont également fortement augmenté, avec des dizaines de morts en mer ces dernières semaines.
Comment cela s’inscrit-il dans les autres problèmes de la Tunisie ?
Saïed a utilisé la question de la migration comme prétexte pour détourner l’attention de son autoritarisme rampant et des problèmes économiques du pays.
Le niveau de vie a chuté en raison de la hausse des prix et des bas salaires, et le taux de chômage des jeunes, qui a commencé à baisser après un pic supérieur à 40% en 2021, est à nouveau en hausse.
L’Italie veut que le FMI débloque un prêt de 1,9 milliard de dollars, craignant que sans cet argent, le pays ne soit déstabilisé.
L’émigration des Tunisiens n’a cessé d’augmenter ces dernières années à mesure que la situation économique s’est détériorée.
Arrivé au pouvoir en 2019, Saïed a commencé à gouverner par décret [à partir du 25 juillet 2021, Ndlr], après avoir dépouillé le Parlement de ses pouvoirs et, plus récemment, ordonné une chasse des opposants politiques.
En février, il a affirmé dans un discours xénophobe que l’immigration clandestine en provenance des pays d’Afrique subsaharienne visait à modifier la composition démographique de la Tunisie et contribuait à la pauvreté et aux problèmes économiques. «Le but non déclaré des vagues successives d’immigration clandestine est de transformer la Tunisie en un pays purement africain qui n’a aucune affiliation avec les nations arabes et islamiques», a-t-il déclaré.
Les propos de Saïed ont été condamnés comme racistes par des militants des droits de l’homme, dont Romdhane Ben Amor, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, qui ont décrit le discours comme visant à «créer un ennemi imaginaire pour les Tunisiens afin de les distraire de leurs problèmes fondamentaux».
Résumant l’approche de Saïed, Tarek Megerisi, analyste de l’Afrique du Nord au Conseil européen des relations étrangères, a décrit le président comme «évitant les réformes économiques [tout en] s’accrochant plutôt aux théories du complot qui blâment ses détracteurs et spéculateurs pour tous les problèmes». «Dans une tactique désespérée de déviation, il a adopté une version tunisienne de la ‘‘théorie du grand remplacement’’ chère à la droite, provoquant une répression raciste contre les Africains noirs vivant ou transitant par le pays.»
Le discours du président a également été considéré comme portant atteinte à la population noire minoritaire de Tunisie, qui représente entre 10 et 15% des citoyens du pays. Il est accusé d’avoir banalisé les discours de haine et de violence raciste.
Les remarques de Saïed sont-elles à l’origine de l’augmentation du nombre de traversées maritimes clandestines ?
C’est plus compliqué que ça. Le temps doux depuis le début de l’année a peut-être attiré plus de personnes à tenter la traversée, tandis que certaines personnes semblent choisir de traverser depuis la Tunisie plutôt que la Libye, qui a reçu de l’Italie des fonds et du matériel pour intercepter les personnes qui partent par la mer.
Qu’est-ce que cela dit sur la politique du pays?
Le langage et le comportement de Saïed sont devenus de plus en plus durs et ses propos anti-migration vont de pair avec ses attaques contre les personnalités de l’opposition tunisienne.
Plus tôt cette année, son régime a emprisonné d’éminents politiciens et un homme d’affaires de premier plan, qui ont été pris pour cible au milieu d’une répression contre des politiciens de l’opposition, des militants, des organisateurs de manifestations et des juges.
Saïed a qualifié les opposants de traîtres, de terroristes et de criminels – et comme les migrants – a tenté de leur imputer la responsabilité pour la mauvaise situation économique du pays qui persiste depuis la révolution de 2011 ayant déclenché le printemps arabe.
Bien que la Tunisie ait été considérée comme la plus grande réussite du printemps arabe, depuis l’arrivée au pouvoir de Saïed – un expert en droit constitutionnel – en 2019, le processus démocratique du pays a été inversé. La participation électorale, déjà en baisse depuis 2011, s’est encore dégradée sous sa gouvernance.
En 2021, Saïed a limogé le parlement et le Premier ministre, gouvernant par décret jusqu’à ce qu’il soit en mesure d’instituer une nouvelle constitution officialisant ses pouvoirs.
Alors que la consolidation continue des pouvoirs de Saïed suscite des critiques internationales, certains pays – dont l’Italie – ont modéré leur réponse à son autoritarisme croissant, préférant apparemment un homme fort à Tunis qui soit ferme sur les traversées clandestines et le trafic d’êtres humains.
Traduit de l’anglais.
Source : The Guardian.
* Journaliste principal au bureau du développement mondial du Guardian. Il est l’auteur de ‘‘The Secret Life of War: Journeys Through Modern Conflict’’.
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