Dans cette lettre adressée à Mohamed Khénissi et Mohamed Cherif Ferjani, l’auteure rend hommage au militant de gauche et ancien prisonnier politique Sadok Ben Mhenni, père de feue Lina Ben Mhenni, la blogueuse icône de la révolution tunisienne, décédé vendredi 28 juillet 2023.
Par Elham Bussière *
Comment rester silencieuse lorsqu’un ami, toi Chérif, m’écrit «ce soir, je suis triste».
Vous avez perdu votre ami.
Je n’ai pas su quoi répondre, peut-être abattue cette semaine par des annonces de disparitions.
Il me faut te répondre quand même, Chérif, même quand on n’en a pas le cœur, quand on ne trouve pas les mots; il faut parler et même rendre compte.
Il faut parler afin de combattre toutes les forces qui travaillent déjà à effacer le nom. Il faut parler aussi à toutes les apostrophes du deuil.
A ces apostrophes ou sommations de «faire son deuil», le plus hygiéniquement possible, le plus rapidement possible, le plus silencieusement et discrètement possible, il faut crier, «vous permettez, je dis son nom !», «vous permettez, il n’est pas temps pour moi de plier ma peine !»
SADOK BEN MHENI.
Dire son nom.
Dire son nom pour toi, mon ami Chérif qui a perdu un ami; dire son nom pour toi, l’ami Mohamed, pour l’ami Hechmi, pour l’ami Fathi. Citez, chacun, vos noms, séparément. Il n’y a pas un seul ami, un seul Sadok Ben Mheni perdu. Chacun a perdu le sien.
SADOK BEN MHENI, dire son nom.
«Le nom est toujours lié à la mort, à la possibilité structurelle de celui qui donne, reçoit, ou porte le nom, en soi, absent. Nous pouvons nous préparer à la mort de l’ami, l’anticiper, la répéter, ou l’itérer avant qu’elle n’ait lieu puisqu’en appelant ou en nommant quelqu’un de son vivant, nous savons que son nom peut lui survivre et lui survit déjà. Le deuil commence ainsi avec le nom.» (Jacques Derrida)
LINA BEN MHENI, sa fille disparue en 2020, dire son nom, aussi.
Etranges sociétés qui ne reconnaissent pas la douleur d’un père qui perd son enfant. Une impossible parole.
J’écris son nom ici, Sadok Ben Mheni. Dire le nom.
Je l’écris pour vous mes amis. Votre peine me touche infiniment.
Je n’ai pas connu personnellement Sadok Ben Mhenni. Rencontré quelques fois lors des manifestations entre 2011 et 2015, sa présence au loin était rassurante, réconfortante. Rencontré deux fois à la Foire internationale du livre, sa présence sûre auprès de ses amis, son travail infatigable de promotion de leurs œuvres m’avaient émue et laissée admirative.
Je ne suis pas arrivée à écrire ce que j’aurais voulu lui dédier, un mot qui soit digne de lui, un mot qui aurait été à la mesure de mon admiration pour lui, à la mesure de sa présence singulière auprès des siens, de sa fille Lina, auprès de ses amis, auprès de son pays.
Permettez mes amis que je vous accompagne en écrivant son nom, SADOK BEN MHENI.
Son parcours au sein du mouvement Perspectives, ses années de prisons, son combat pour les libertés, sa participation active au processus démocratique sont connues. Pour la plupart, il n’a été que le père de Lina. C’est déjà beaucoup d’être le père de Lina. Que ceux qui doutent de la présence inconditionnelle des pères auprès de leurs enfants s’écrasent.
Sait-on qu’il a été un bon ami, un bon parrain pour les enfants de ses amis, ceux de la grande famille ? Oui, il y a eu des témoignages. Le superbe témoignage de ta fille, cher Mohamed, elle a écrit sur tes amis qui ont compté pour elle, pour son éveil. Et cela seul suffit à faire de la vie d’un homme, une vie immense. Une fille encore.
Je l’écris pour vous, amis en peine : Sadok Ben Mheni a été votre formidable ami.
Que la terre lui soit légère.
Mes pensées vont à ses proches, à sa famille, à sa fille Lina et aux enfants de ses amis. Je pense à tes filles, cher Mohamed. L’une d’elles m’a très récemment adressé une invitation. Quel plaisir de l’accueillir, plaisir rendu très certainement plus intense et plus responsable depuis la disparition de votre ami.
Tout simplement avec vous. Merci, une immense reconnaissance que j’éprouve à votre égard parc que vous avez l’amitié digne.
Prenez soin de vous.
«Rosée des hommes qui trace et dissimule ses frontières entre les points du jour et l’émersion du soleil, entre les yeux qui s’ouvrent et le cœur qui se souvient.» (René Char).
* Psychologue.
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