Les sociétés communautaires en Tunisie : économie alternative ou fiction politique ?

«Soixante six sociétés communautaires ont été créées depuis la parution du décret présidentiel y afférent en mars 2022», a indiqué le ministre des Affaires sociales Malek Zahi, dans une déclaration à Mosaïque FM, dimanche 13 août 2023, où il a souligné également les difficultés de financement et les obstacles administratives que rencontrent ces sociétés dont le président de la république Kaïs Saïed croit pouvoir faire un levier pour relancer une économie nationale en panne. 

Par Hssan Briki

Depuis la promulgation du décret-loi régissant ces sociétés communautaires, le débat fait rage autour de leur utilité, de leur identité, de leur financement, de leur mode de fonctionnement, de leur relation avec l’économie sociale et solidaire, ayant déjà fait l’objet d’une loi antérieure votée par le parlement, ainsi que de leur capacité à instaurer un nouveau modèle de développement socio-économique favorisant la création de richesse et sa répartition équitable entre les couches sociales.

Les «charikat ahliya» ou sociétés communautaires font partie des idées lancées par Kaïs Saïed depuis 2011, dans le cadre de son projet politique axé sur la démocratie directe ou «Al-bina al-qaïdi» (construction de base). Selon lui, ces sociétés pourraient aider la Tunisie à changer de paradigme économique et à élaborer un nouveau modèle de développement.

Depuis mars 2022, on entend parler de création de sociétés communautaires, ici et là et dans divers secteurs, mais jusqu’à présent, la plupart d’entre elles n’existent que sur le papier, ne dépassant guère la phase de l’annonce, comme si elles n’ont été créées que pour justifier la politique présidentielle. 

Le nerf de la guerre  

La principale entrave au développement de ces entreprises est d’ordre financier, étant donné qu’elles sont censées être financées par les revenus de la conciliation pénale, processus également lancé par le président de la république et dont l’apport financier reste encore incertain.

Ainsi, l’avenir de cette alternative économique reste-t-elle tributaire de l’engagement des parties impliquées dans le processus de conciliation pénale, qui est lui-même enveloppé de mystère. Et même en cas de disponibilité de quelques fonds, cette source de financement serait insoutenable, car le processus de conciliation pénale est limité dans le temps et lié à la résolution de certaines affaires actuellement en examen.

Cette incertitude concerne également la deuxième source de financement de ces sociétés communautaires, à savoir la contribution de l’État qui a alloué 20 millions de dinars sous forme de ligne de financement à travers la Banque tunisienne de solidarité (BTS). Ce faible montant ne saurait financer plusieurs dizaines de sociétés dotées d’un faible capital de départ et dont les ressources propres demeurent insignifiantes. Et ce ne sont pas là des gages de réussite pour un processus qui peine à dépasser la phase de démarrage

L’expérience de Jemna n’est pas duplicable  

Le décret sur les entreprises communautaires renvoie à deux modèles existants : celui des coopératives déjà expérimenté dans les années 1960 en Tunisie et qui a été couronné par un échec retentissant, et celui de l’économie sociale solidaire, qui n’a pas encore été mis en œuvre depuis l’approbation du projet de loi y afférent par le Parlement en mars 2020.

A ce propos, l’expert en économie sociale et solidaire, Lotfi Ben Aïssa, a souligné dans une interview à radio IFM que 80% des articles de ce décret-loi sont des reproductions de lois antérieures, comme celle relative à la collectivisation des moyens de production dans les années 1960 ou aux coopératives professionnelles promulguée en 2005. Ce qui a conduit, selon lui, à un texte lacunaire comportant de nombreuses contradictions.

Les défenseurs des sociétés communautaires préfèrent comparer celles-ci à l’expérience exemplaire de l’oasis de Jemna gérée par l’Association de protection des oasis de Jemna, qui a permis de «redéfinir, à l’échelle locale et régionale, une nouvelle conception des rapports entre l’Etat et la société», selon le chercheur Mohamed Kerrou dans son ouvrage ‘‘Jemna l’oasis de la révolution’’.

Cependant, des problèmes structurels persistent qui rendent cette comparaison insignifiante: un financement aléatoire, une difficile gestion collective, un cadre juridique imprécis, des liens improbables avec l’administration publique, le pouvoir exécutif voire le projet politique du président Saïed, à l’instar de ce qui s’est passé avec l’expérience collectiviste il y a un demi siècle. C’est ce qui a fait dire à Ben Aïssa que «Jemna n’est pas duplicable»

Au service du projet politique de Saïed 

L’article 9 du décret N°15-2022 relatif aux sociétés communautaires interdit à celles-ci toute activité politique. Cependant, une première analyse de la carte des sociétés déjà créées sous cette bannière démontre que la plupart d’entre elles ont été fondées par les fameuses «tansiqiyat» (ou coordinations) de Saïed, ainsi que par des activistes ayant pris part à sa campagne électorale et qui sont souvent présentés comme des «moufassirin» ou interprètes de sa pensée.

De là à penser que ces sociétés sont censées être le bras économique et financier desdites «tansiqiyat», en charge de mettre les bases du modèle économique collectiviste que Saïed prône, il y a un pas que plusieurs analystes n’hésitent pas à franchir. D’autant que certaines de ces sociétés sont placées sous la supervision du président lui-même, comme celle établie dans sa ville natale de Beni Khiyar, dans le gouvernorat de Nabeul, à laquelle il a rendu visite le 1er octobre 2022, ou celle des agricultrices de Borj Toumi (El-Battane, Manouba) dont la création a été annoncée dimanche dernier, 13 août 2023, à l’occasion de la célébration de la Journée nationale de femme, en présence du chef de l’Etat.

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