La justice tunisienne entre le marteau et l’enclume 

Lors de sa campagne électorale, Kaïs Saïed avait ardemment défendu l’indépendance de la justice et souligné la nécessité de limiter les interférences politiques dans son fonctionnement. Ancien professeur de droit constitutionnel, son discours marquait son attachement à la séparation des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire, principal pilier de la démocratie. Mais entre le discours et la réalité, il y a loin de la coupe aux lèvres. (Illustration : Kaïs Saïed posant avec les membres du CSPM nommés par lui).

Par Hssan Briki  

En effet, et après avoir consolidé son pouvoir par la proclamation de l’état d’exception, le 25  juillet 2021, le président de la république semble avoir renié ses engagements dans ce domaine en prenant une série de mesures qui ont graduellement sapé l’indépendance et même la stabilité d’un système judiciaire malade et qui a du mal à se remettre de ses propres démons.

Des organisations nationales, dont le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH) et le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), ont publié, le 18 août 2023, un communiqué où elles condamnent le ciblage continu de l’Association des magistrats tunisiens (AMT) et de son président Anas Hmadi. Ce dernier doit comparaître une nouvelle fois, ce lundi 21 août, devant le juge d’instruction du tribunal de première instance à Kef, après que l’immunité judiciaire lui ait été levée par le Conseil supérieur provisoire de la magistrature (CSPM). Il est accusé d’atteinte au droit au travail pendant la grève des juges protestant contre la décision du président Saïed de révoquer 57 de leurs collègues, en juin 2022. 

Hmadi a aussi été convoqué par l’Inspection générale du ministère de la Justice, à quatre reprises en un an, pour être interrogé sur ses activités syndicales. Et parallèlement à la procédure judiciaire en cours, le concerné risque également des mesures disciplinaires pour les mêmes faits qui lui sont reprochés en sa qualité de président de l’AMT : il doit comparaître en septembre prochain devant le conseil de discipline du CSPM.

Les membres de l’AMT et les acteurs de la société civile voient dans toutes ces actions une volonté des autorités de saper l’indépendance de la magistrature, de réduire au silence toute voix discordante et de porter atteinte au droit des magistrats d’exprimer leur rejet de la subordination de la justice au pouvoir exécutif. D’autant que Hmadi a comparu devant le juge d’instruction en pleine période de congé judiciaire, comme s’il y avait péril en la demeure.

Poursuite des atteintes à la magistrature 

Après la dissolution de l’Assemblée et la consolidation de ses pouvoirs, le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed s’est rapidement focalisé sur la magistrature pour imposer le contrôle du pouvoir exécutif sur les institutions judiciaires. C’est ainsi qu’en août 2021, pas moins de 45 magistrats ont été assignés à résidence sans l’approbation du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), l’organe chargé de veiller à l’indépendance de la justice créé par la Constitution de 2014, et qui a longtemps subi les attaques en règle du président, appelant à «purger le pouvoir judiciaire» de tous ceux qui font traîner les affaires impliquant des «criminels ennemis de la nation»«La justice n’est pas un pouvoir, mais une fonction», martelait-il, estimant que les juges doivent être au service du peuple et de l’Etat. Traduire : au service du pouvoir exécutif incarné par le chef de l’Etat.

En février 2022, Kaïs Saïed a franchi un pas de plus sur cette voie de l’inféodation des juges en annonçant la dissolution pure et simple du CSM. Cette décision a suscité l’indignation et l’inquiétude quant à l’avenir de la judiciaire et de sa fragile indépendance. Le président a également mis en place un CSPM, dont la composition est nettement plus soumise à son autorité, en ignorant complètement le mécanisme d’élection des membres de cette instance, et en le remplaçant par des nominations. Le décret instaurant le CSPM stipule en effet que le président de la république choisit directement 9 de ses 21 membres parmi les magistrats à la retraite, sans définir de critères de sélection. 

Décisions judiciaires invalidées par le pouvoir exécutif

En juin 2022, un séisme politique a secoué la Tunisie lorsque le président Saïed a promulgué le décret-loi n°2022-35, lui octroyant le pouvoir sans précédent de révoquer tout magistrat par simple décret. Ce décret présidentiel a été accompagné d’un autre où il démettait abruptement 57 juges de leurs fonctions, tout en restant muet sur les motifs d’une telle décision, plongeant le pays dans la perplexité et suscitant des questions cruciales sur l’avenir de l’État de droit.  

Il va sans dire que ces révocations qualifiées d’«arbitraires» ont provoqué une levée de bouclier au sein de la profession et une grande inquiétude parmi la classe politique qui a commencé à parler de dérive autoritaire et de dénoncer les atteintes à l’indépendance de la justice. Les juges révoqués n’ont pas seulement perdu leur travail et leur gagne-pain, mais ils ont été contraints d’endosser le rôle d’accusés sans même avoir la possibilité de prouver leur innocence.

Cependant, en août 2022, le tribunal administratif a rendu justice à 53 juges qu’il a innocentés de l’accusation de corruption au motif qu’aucune procédure n’avait été enclenchée à leur encontre avant la publication du décret les révoquant, les rétablissant ainsi légalement dans leurs fonctions. Mais cette victoire judiciaire n’a pas été suivie d’effet, car le ministère de la Justice refuse toujours de réintégrer les juges injustement révoqués dans leurs postes et choisit d’engager 109 poursuites judiciaires contre eux, mettant en lumière une lacune majeure dans l’application des décisions judiciaires. Cette crise de la magistrature s’inscrit dans le contexte plus large du débat crucial sur l’équilibre des pouvoirs en Tunisie, l’indépendance de la justice et la non-exécution des décisions judiciaires.

La nouvelle Constitution, rédigée par le président Saïed et adoptée par référendum en juillet 2022, a jeté un voile d’ambiguïté sur le système judiciaire. Elle a remplacé le terme «pouvoir» (exécutif, législatif et judiciaire) par celui de «fonction», réduisant ainsi les députés et les magistrats au statut de simples fonctionnaires de l’Etat, au mépris des principes fondamentaux de la démocratie.

Cette nouvelle Constitution s’inscrit dans la lignée des décrets-lois promulgués depuis juillet 2021 et qui accordent à Saïed un pouvoir sans précédent sur la justice : il nomme les membres  du CSPM et révoque les juges à sa guise, sans devoir rendre compte des motifs de ses  décisions régaliennes à aucune partie.

Ces révocations ont instauré un climat de peur au sein des tribunaux et d’incertitude parmi la classe politique qui craint, à juste titre, les conséquences d’une subordination de la magistrature au pouvoir exécutif, subordination que les poursuites judiciaires intentées depuis février dernier contre des dizaines d’opposants ne feraient, selon eux, que confirmer. Pour les opposants à Saïed, ce dernier serait en train d’utiliser la justice pour faire taire ses opposants et restreindre la liberté d’expression dans le pays.

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