Il n’y a ni amitié éternelle ni animosité permanente entre les États, la fameuse formule trouve tout son sens dans le réchauffement des relations entre Le Caire et Ankara après plus d’une décennie de violentes turbulences. Cet épisode illustre que les tendances lourdes de la géopolitique finissent toujours par prendre le dessus sur les contingences politiciennes.
Par Imed Bahri
Mercredi 14 février 2024, le président turc Recep Tayyip Erdogan est arrivé au Caire en compagnie de son épouse Emine pour ouvrir une nouvelle page entre l’Égypte et la Turquie.
Ce n’était pas un orage d’été passager qui aura secoué les relations entre les deux puissances régionales du Moyen-Orient et de la Méditerranée suite à l’éviction du pouvoir de Mohamed Morsi, le 30 juin 2013, par l’armée égyptienne et la forte mobilisation populaire qui voulait en finir avec la «Gamaa» (la Confrérie), terme par lequel les Égyptiens désignent les Frères Musulmans. Non, ce fut bien plus qu’un orage, une tempête. Onze ans de crise qui ont plombé les relations égypto-turques.
Onze années de tempête
À l’époque, Erdogan avait adopté une position favorable à Morsi critiquant d’une manière acerbe les mesures prises par l’armée égyptienne et par Abdelfatah Al-Sissi et il avait accueilli dans son pays un certain nombre de dirigeants de l’opposition égyptienne et des Frères musulmans qui avait fui l’Égypte. Beaucoup de chaînes de télévision de la confrérie islamiste diffusaient, également, depuis Istanbul.
La question des Frères Musulmans a empoisonné les relations entre les deux pays mais les différends ne s’arrêtaient pas là. Le Caire et Ankara ont adopté des politiques différentes concernant le dossier libyen. Quand la Turquie soutenait le pouvoir de Faïz Sarraj puis Abdulhamid Dabaiba à Tripoli, l’Égypte appuyait et soutenait le maréchal Khalifa Haftar à Benghazi. Les différends sur le gaz dans la Méditerranée orientale étaient également une autre pomme de discorde entre les deux pays.
Après onze années de tempête, les deux États se sont résolus à inaugurer une nouvelle ère. Les deux présidents s’étaient rencontrés pour la première fois en marge de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde de football en novembre 2022 à Doha, d’ailleurs le Qatar a joué un rôle de facilitateur de la reprise des relations entre les deux pays.
Ensuite, l’Égypte a fait un geste qui a été apprécié pour sa délicatesse début 2023. Au lendemain du violent séisme qui avait frappé le sud de la Turquie en février 2023, le ministre égyptien des Affaires étrangères Sameh Choukri s’était rendu à Adana pour exprimer la solidarité de l’Égypte avec le peuple turc. Suite à cela, Erdogan avait dépêché son ministre des Affaires étrangères de l’époque Mevlut Cavusoglu au mois de mars 2023 au Caire et le processus de normalisation s’est enclenché, c’est ainsi qu’en juillet 2023, l’Égypte et la Turquie ont nommé des ambassadeurs dans leurs pays respectifs (le niveau de représentation depuis la crise de 2013 était celui de chargé d’affaires) pour aboutir ensuite à la visite du président turc au Caire.
Une nouvelle page entre les deux pays
«Une nouvelle page dans les relations entre les deux pays», c’est par ces mots que le président égyptien a souhaité la bienvenue à son homologue turc. De nombreux dossiers épineux étaient sur la table du sommet égypto-turc au premier rang desquels la discussion sur les efforts de cessez-le-feu dans la bande de Gaza, la crise de l’aide humanitaire et le dossier libyen.
Al-Sissi a déclaré lors de la conférence de presse en compagnie d’Erdogan: «Je voudrais tout d’abord souhaiter la bienvenue à Son Excellence le président turc Recep Tayyip Erdogan pour sa première visite en Égypte depuis plus de dix ans afin que nous puissions inaugurer ensemble une nouvelle page entre nos deux pays d’une manière qui enrichit notre relation bilatérale et la met sur la bonne voie». Il a par ailleurs souligné la fierté et l’appréciation de l’Égypte pour les relations historiques avec la Turquie et le patrimoine civilisationnel et culturel communs entre les deux pays. Il a poursuivi en mettant en exergue l’importance du rapprochement entre les deux pays: «Il existe un intérêt à renforcer la coordination conjointe entre l’Égypte et la Turquie et à tirer parti de la position des deux pays en tant que centres de gravité dans la région d’une manière qui contribue à instaurer la paix, à établir la stabilité et à fournir un environnement propice pour parvenir à la prospérité et au bien-être alors que les deux pays sont confrontés à de nombreux défis communs tels que la menace du terrorisme et les défis économiques et sociaux que nous impose la réalité turbulente de la région.»
Les lourdes tendances de la géopolitique
Le président égyptien a ajouté: «J’exprime notre fierté du niveau de coopération existant entre l’Égypte et la Turquie pour l’accès rapide de la plus grande quantité possible d’aide humanitaire à la population dans la bande de Gaza en tenant compte que les autorités israéliennes restreignent l’entrée de cette aide ce qui fait que les camions d’aide entrent à un rythme lent sans commune mesure avec les besoins de la population de la Bande de Gaza.» Il a affirmé également qu’il était d’accord avec le président Erdogan lors des discussions sur la nécessité d’un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza et de parvenir au calme en Cisjordanie.
Pour sa part, le président turc a exprimé sa joie de visiter de nouveau l’Égypte après douze ans, en disant : «Je remercie le président Al-Sissi pour le bon accueil. Nous partageons une histoire commune avec l’Egypte qui remonte à plus de 1 000 ans». Et d’ajouter: «Nous voulons élever le niveau de nos relations sur la voie appropriée».
Erdogan a indiqué que ce qui se passe à Gaza a dominé la réunion avec Al-Sissi et a déclaré que le gouvernement Netanyahu poursuivait sa politique de meurtres, de massacres et d’occupation malgré les réactions mondiales, expliquant que l’acheminement de l’aide à Gaza est une priorité absolue car la Turquie a envoyé plus de 31000 tonnes d’aide. Il a exprimé son appréciation pour le soutien des autorités égyptiennes à cet égard et a également exprimé ses remerciements au Croissant-Rouge égyptien, au ministère égyptien de la Santé et à toutes les parties égyptiennes dans ce dossier notant qu’en plus de l’aide humanitaire, plus de 700 Palestiniens blessés et leurs accompagnateurs ont été transférés en Turquie tandis qu’Ankara cherche à construire un hôpital de campagne à Gaza et espère que l’Égypte aidera à sa construction bientôt.
Erdogan a fait une annonce importante quant à l’impulsion qui veut être donné par les deux pays à leur relation bilatérale: «Nous avons élevé le niveau de coopération entre les deux pays. Nous attendons la visite du président Al-Sissi à Ankara pour tenir la première réunion du Conseil de coopération stratégique de haut niveau. Cela marquera une nouvelle étape dans notre relation. Nous nous sommes fixés pour objectif d’atteindre le plus rapidement possible le volume des échanges commerciaux à 15 milliards de dollars». Il a souligné que le volume des investissements turcs en Égypte a augmenté d’environ 3 milliards. Il est à signaler qu’à l’occasion de cette visite, les deux parties ont signé l’accord qui vise à créer ce Conseil de coopération stratégique de haut niveau. Erdogan a invité Al-Sissi à Ankara pour le mois d’avril prochain et à cette occasion se tiendra la première réunion de ce Conseil de coopération.
Concernant le dossier libyen, Al-Sissi a déclaré que la nécessité de consultations entre les deux pays à ce sujet a été soulignée afin de contribuer à la tenue des élections présidentielles et législatives.
Le rapprochement acté, la réconciliation scellée et la dynamique lancée entre les deux puissances régionales dans un contexte multi-crise ne peut qu’être bénéfique pour le Moyen-Orient et le bassin méditerranéen.
Les tendances lourdes de la géopolitique ont fini par prendre le dessus sur les contingences politiciennes et les divergences idéologiques et cela rejaillira aussi bien sur les dossiers bilatéraux que sur ceux ayant trait à l’ensemble de la région qui a plus que jamais besoin d’apaisement.
Vidéo de la conférence de presse d’Al-Sissi et Erdogan.
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