L’auteure, universitaire palestinienne de Gaza, a écrit ce témoignage sur son vécu et celui des siens et de ses voisins, surpris par les bombardements de l’aviation israélienne et qui errent comme des morts en surpris à travers les ruines d’un territoire en partie détruit. Un récit poignant…
Par Dr Haya Fareej *
La nation entière est retenue captive en prévision d’une mort non consensuelle. L’idée selon laquelle «tout le monde va bien» n’est qu’une simple invention qui ne contient aucune vérité réelle. Le 1er novembre, mon père est parti vers le sud pour reprendre son travail de secours dans un centre d’hébergement de Rafah avec l’UNRWA. Cependant, l’établissement d’un point de contrôle et l’humiliation qui l’a accompagné dans la rue Salah Al-Din, de la part de l’armée d’occupation [israélienne, Ndlt], et le déplacement de plus d’un million de Palestiniens du nord au sud ont été dévastateurs. Gaza a été déchirée et les déplacés sont devenus une carte de pression entre les mains de l’occupation. Ils n’ont pas pu retourner dans le nord, même pendant la trêve humanitaire.
Mon père est un homme oriental par excellence. Il reste silencieux la plupart du temps, ses paroles sont limitées et prises en compte. Il est tranchant comme une épée dans ses décisions, ses yeux sont comme ceux d’un faucon et ses prédictions se sont révélées exactes. Il n’a pas ri le 7 octobre [opération Déluge d’Al-Aqsa menée par le Hamas, Ndlr] comme nous avons tous ri lorsque nous avons été submergés par l’euphorie de la victoire. Nous croyions au triomphe promis, mais le revers résidait dans ce que nous voyions de tourment, alors qu’ils entraient [les soldats israéliens, Ndlr] chez nous par toutes les portes. Lui seul voyait avec le même regard aigu l’avenir incertain. Le deuxième revers de Gaza.
Attendre notre tour dans le couloir de la mort
Fort de sa vaste expérience, il savait très bien que l’armée [israélienne, Ndlr] soutenue par la communauté internationale ne permettrait jamais à quiconque de traverser la frontière et que Gaza paierait inévitablement un lourd tribut. L’armée d’invasion était brutale. Piétinement de nos rues et de nos maisons. Tueries et arrestations. Il savait qu’ils ne quitteraient pas Gaza dans le cadre de cessez-le-feu fragiles ou de trêves interrompues qui duraient à peine une semaine.
Mon père, qui n’avait pas beaucoup mangé ni bu beaucoup d’eau depuis le 7 octobre, semblait avoir 20 ans de plus que son âge réel. Son corps et ses cheveux étaient clairsemés, ce qui me causait une grande inquiétude. J’étais inquiète quand je le regardais dans les yeux, j’avais peur de son regard d’adieu. Non seulement il pleurait, mais il sanglotait comme je ne l’avais jamais vu, sauf lorsqu’il a dit au revoir à mon grand-père il y a dix-huit ans.
Vous avez été honnête, mon père. Nous avons été naïfs et stupides, et nous voici sous le feu des balles perdues, des tirs directs, des bombes quasi atomiques et du génocide. Attendre notre tour dans le couloir de la mort et prier Dieu pour que nous mourions sans gémissements de douleur, ni cris à l’aide que personne n’entend, et que nos corps soient honorés par des enterrements rapides. Au lieu de rester sous les décombres, mangés par les chiens et les mouches.
Pendant les jours de trêve humanitaire, l’occupation a empêché les déplacés de retourner vers le nord. Quoi qu’il en soit, moins de quarante-huit heures après la trêve, les envahisseurs ont franchi les frontières du camp, des chars surgissaient à quelques mètres de chez moi, du côté ouest du camp. Les attaques de l’occupation se sont intensifiées au cours des trois jours suivants. Le marché en face de notre habitation a été bombardé, les magasins et boutiques incendiés. Les chars et l’artillerie déclenchèrent des tirs intenses. Sans aucune perspective de trêve. Même si nous restions debout et regardions le feu, aucun de nous n’osait s’en approcher. Nous étions tous conscients que nous étions visés et que nous étions dans la ligne de mire.
Vous souvenez-vous de ma voisine qui buvait du Nescafé? Elle a été l’une des raisons de ma détermination et de notre survie dans le Nord. Le calme temporaire a été brisé peu de temps après. Vendredi, j’ai continué ma routine quotidienne consistant à étendre le linge et j’ai vu mes voisins sur le toit discuter et rire. Je leur ai fait signe, ne m’attendant pas un instant à ce qu’une tragédie frappe le quartier. Ma tante m’a appelé ce jour-là; nous avertissant de ne pas rester chez nous en raison des menaces dans la région de Jabalia. J’ai dit que nous resterions à la maison et je lui ai dit de se rassurer car nos voisins étaient chez eux et s’ils partaient, nous partirions avec eux. Samedi, alors que nous nous préparions à prendre le petit-déjeuner, la maison a été secouée par un missile très proche. Les jeunes hommes sont sortis inspecter le quartier. J’ai entendu les cris de mes frères et sœurs alors qu’ils voyaient l’effondrement de l’immeuble de nos voisins, qui abritait plus de deux cents personnes, un crime de génocide qui fait honte à l’humanité. Un seul missile avait causé suffisamment de dégâts pour détruire un immeuble de six étages composé de quatre appartements à chaque étage.
Tous ceux qui avaient élu domicile dans cet immeuble étaient désormais piégés sous les décombres. Les secours n’ont pas pu les sauver ou récupérer leurs corps, faute de matériel. Les jeunes hommes ont creusé avec leurs mains, dans des tentatives désespérées pour rechercher des survivants, mais hélas, c’était en vain.
Missiles, snipers, raids et déplacements
Le lundi 4 décembre, à 1h30 du matin, le téléphone portable a vibré. J’ai reçu un message tardif de ma tante déplacée dans une tente dans le sud de Gaza, me demandant quelle était notre situation. J’ai choisi le lever du soleil pour appeler, mais deux missiles ont secoué toute la maison, une épaisse poussière a rempli l’endroit et des pierres tombaient. J’ai crié, un autre crime et une nouvelle attaque à la bombe contre une résidence voisine. Les restes des fenêtres sont tombés sur nous, les portes ont volé et des pierres ont été éparpillées autour de nous. Nous avons miraculeusement survécu. Personne ne croirait que nous sommes sortis vivants de la poussière et de la démolition. Nos voisins sont morts en martyrs et la plupart de nos maisons ont été détruites. Les jeunes hommes sont restés jusqu’au matin à chercher des corps sous les décombres. Ils ont tenté de porter secours à certains blessés, mais ils ont été surpris par une pluie de balles tirées dans leur direction. Nous ne savions pas à l’époque que les forces israéliennes étaient si proches de nous. Dans la matinée, un des voisins a tenté de rejoindre son magasin. Une balle a touché son corps à l’entrée de notre maison. Il a appelé mon frère à l’aide et c’est par lui que nous avons appris la présence des soldats d’occupation dans le quartier. Nous avons dû choisir entre la mort, la torture et l’arrestation chez nous, ou le déplacement vers le domicile de nos proches. Quelques heures plus tard, l’occupation a fouillé notre maison dans le camp, a tiré ses balles hostiles sur tout ce qui s’y trouvait et ses soldats ont brisé tout ce qui leur tombait sous la main.
Le déplacement que nous avons rejeté tout au long de la guerre avait commencé. Sur le chemin des adieux, des obus fumigènes nous ont poursuivis jusqu’à ce que nous atteignions une école de l’UNRWA. Nous sommes ensuite montés sur une charrette tirée par un âne en direction de la maison de notre parent dans le camp de Jabalia. Des obus d’artillerie ont frappé la maison dans laquelle nous étions déplacés dans le camp, nous avons donc dû la quitter le vendredi 8 décembre. Nous avons tenté d’atteindre notre maison dans le quartier d’Al-Rimal, mais l’occupation nous a tiré des balles directes dans le quartier de Saraya, devant la mosquée et en face de l’hôpital Al-Wafa, au cœur de la ville de Gaza. Là-bas, nous avons été visés à plusieurs reprises par des tireurs embusqués. En plus d’un drone qui a lancé ses vicieuses munitions vers nous et sur des foules de passants déplacés dans la zone. Même si l’armée israélienne avait appelé les habitants à se réfugier dans des abris et désigné la rue Al-Wahda comme couloir sûr, elle n’a pas hésité à bombarder les gens qui s’y trouvaient. Je me suis ensuite rendu chez mon grand-père dans le quartier de Sheikh Radwan. Là, nous avons appris que l’occupation avait pris d’assaut notre maison, l’avait fouillée et vandalisée, tout en incendiant et en détruisant la plupart des maisons du quartier.
Un monstre tapi derrière la porte
Après avoir quitté le camp pendant une semaine, j’y suis revenue et j’ai eu l’impression de m’être transformée en «Ghariba», personnage d’une légende populaire des Aurès, qui a dû faire tinter ses bracelets pour que son père, «Baba Inova», sache que c’était elle qui frappait à la porte et non le monstre de la forêt. Chaque nuit, une goule surgissait, grandissait devant nous et nous poursuivait même dans nos rêves. Nous n’avons pas d’autre choix que d’y résister avec nos ongles. Mon cœur brûle de colère. Pourtant, cela ne pouvait pas me protéger du froid rigoureux de l’hiver qui me faisait frissonner sous mes couvertures dans un état de terreur.
Notre quartier est détruit car les maisons ont été piétinées par les bottes des soldats recherchant des personnes ou des armes. Puis, avec préméditation, ils ont tout cassé dans les maisons et, avec toute leur fureur, ils ont incendié les maisons encore debout que leurs avions de guerre n’étaient pas parvenus à complètement détruire.
Les chars ne parvenaient pas à faucher les populations opprimées. Les communications ont été entièrement coupées, le nord de Gaza a été assiégé et le siège a été imposé en particulier à Jabalia. Nous n’avions aucune nouvelle de nos proches. Nous n’avons pu contacter personne. Jusqu’à ce que nous recevions une lettre manuscrite de l’hôpital Al-Shifa, qui affirmait que l’occupation, avant de se retirer du quartier d’Al-Rimal, avait incendié le bâtiment qui abritait notre appartement résidentiel. Nous n’y vivions que depuis trois mois. Un missile est tombé du ciel et a transpercé non seulement notre appartement mais aussi plusieurs autres. Heureusement, il n’a pas explosé. Nous attendons que la protection civile retire les explosifs après la fin de la guerre.
Après la levée du siège du camp, nous avons pu communiquer via Internet. Nous avons reçu une photo de mon père. Ma petite sœur ne l’a pas reconnu. Elle a demandé : Qui est-ce ? Dans cette guerre, les enfants ne connaissent plus leur père. Parce que leurs pères ont vieilli ou sont morts. Qu’avons-nous fait pour mériter de telles souffrances et de telles conséquences dévastatrices ?
* Chercheuse palestinienne de Gaza. Son dernier commentaire en date sur sa page Facebook remonte au 14 novembre 2023.
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