L’occasion manquée de l’Europe en Tunisie

Autrefois saluée comme la seule réussite démocratique du Printemps arabe, la Tunisie est aujourd’hui en pleine régression, avec une répression alarmante contre les migrants, les groupes de la société civile, les organisations non gouvernementales, les journalistes et l’opposition politique.

Hafed Al-Ghwell *

Ce récit est toutefois incomplet si l’on ne tient pas compte du rôle de l’Union européenne (UE) dans tout cela. Son engagement est subtilement passé du statut de défenseur des valeurs démocratiques à la conclusion d’accords transactionnels qui, sciemment ou non, ont fini par saper ses idéaux mêmes avec la reprise du cycle de la répression en Tunisie.

Depuis l’exubérance initiale autour de la démocratisation de la Tunisie au lendemain des événements de 2011, la position de l’Europe à l’égard du pays a manifestement changé. Au début, l’UE a accueilli la transition démocratique avec enthousiasme et soutien, s’alignant sur les aspirations naissantes de la nation à la liberté et à une société civile fondée sur des règles. Le pays représentait un phare du progrès démocratique dans la région.

Cependant, à mesure que les difficultés économiques de la Tunisie, le paysage politique fluctuant et les dilemmes sécuritaires ont commencé à se croiser avec les défis auxquels l’Europe elle-même était confrontée, en particulier l’augmentation de la migration irrégulière, les priorités de l’UE ont visiblement évolué.

L’Europe empêtrée dans ses priorités

La rhétorique humanitaire et libérale est passée au second plan et le paradigme de la politique étrangère européenne a évolué vers une approche plus pratique et réaliste, dans laquelle le contrôle des migrations, la lutte contre le terrorisme et la sécurité énergétique ont commencé à dicter les termes de la relation avec une plus grande assurance.

Ce virage utilitariste est devenu très visible ces derniers mois, compte tenu de la manière dont l’UE et ses États membres se sont engagés auprès du régime actuel. Au cœur des turbulences nationales et régionales, illustrées par la gestion déroutante du régime, l’UE s’est retrouvée empêtrée dans un paradoxe frustrant.

D’une part, ses décisions politiques et ses engagements extérieurs sont liés par des principes fondamentaux, notamment la promotion des droits de l’homme, le soutien à la démocratie et le renforcement de la sécurité humaine dans des contextes étrangers difficiles.

De l’autre, elle est obligée de prendre des mesures pour sécuriser ses frontières en approuvant tacitement (ou du moins en fermant les yeux sur) les politiques controversées d’expulsion des migrants de la Tunisie et les alliances signalées avec des réseaux de passeurs, soulevant ainsi des inquiétudes quant à la complicité dans les violations des droits humains.

Cette dichotomie marque un tournant transactionnel dans l’élaboration des politiques, une décision qui a déjà été interprétée comme le bloc sapant activement sa philosophie fondamentale.

Par conséquent, le calcul stratégique semble avoir pris le pas sur les considérations normatives de l’UE. Même si l’Europe continue de prétendre être un champion de la démocratie et des droits de l’homme, ces valeurs sont compromises par les exigences découlant du milieu sociopolitique complexe de la Tunisie et par les propres intérêts de l’Europe.

Erosion de la position morale de l’Europe

L’engagement de Bruxelles auprès d’une Tunisie en proie à des conflits internes, alors que le bloc fait face aux pressions extérieures des flux migratoires provoqués par l’instabilité régionale, est désormais une question de pragmatisme et non de principe. Il s’agit d’une énigme qui représente un test sévère pour la détermination de l’UE à défendre ses valeurs fondamentales tout en abordant les réalités géopolitiques contemporaines.

Ce vernis de pragmatisme dissimule une érosion inquiétante de la position morale de l’Europe. Autrefois fondée sur le soutien d’institutions politiques naissantes, la politique européenne à l’égard de la Tunisie s’est concentrée sur des domaines d’intérêt plus limités et myopes : freiner la migration et sécuriser les frontières.

Même si le régime tunisien actuel s’attaque aux migrants et aux critiques virulents, les plongeant dans la sombre incertitude de la détention, l’Europe apparaît au mieux impuissante, au pire complice. Cette position discrète sur la répression politique en Tunisie – illustrée par la réponse dure du régime actuel aux organisations de la société civile, avec des rapports vérifiables faisant état d’une répression systématique comprenant des raids, des intimidations et la dissolution d’organisations non gouvernementales de premier plan – souligne un recalibrage décourageant.

Les réponses minimales de l’UE aux abus de pouvoir engendrent une perception d’approbation tacite, qui sert peut-être l’objectif plus large d’endiguer les flux de migrants vers les côtes européennes, quel que soit le coût moral attaché à un silence aussi conséquent.

Lorsqu’ils sont acculés sur cette question, les dirigeants européens continuent de répéter des déclarations grandioses sur les droits de l’homme et la liberté d’expression, mais échouent systématiquement à expliquer à quel point la rhétorique transactionnelle porte atteinte à ces idéaux et tolère l’emprise toujours plus étroite du régime tunisien.

Des pactes migratoires à courte vue

De toute évidence, la valeur de la dignité humaine n’a que peu de valeur dans l’économie de l’engagement de l’Europe avec la Tunisie, alors que les jugements critiques sur le déni des libertés individuelles cèdent la place à des pactes migratoires à courte vue. Le silence apparemment stratégique de l’UE sur l’emprisonnement des critiques virulents et la détention d’opposants politiques en Tunisie dresse le tableau d’un bloc moins captivé par les perspectives de démocratisation que par les spectres de l’instabilité et des flux de réfugiés.

L’apparente conformité de l’UE à la trajectoire antidémocratique de la Tunisie repose implicitement sur l’hypothèse selon laquelle l’Europe peut gérer les résultats d’un partenariat avec un régime antilibéral sans mettre en péril ses propres valeurs et intérêts de sécurité. Un tel accord flirte toutefois dangereusement avec l’idée selon laquelle la frontière qui sépare les intérêts stratégiques des valeurs fondamentales peut être floue et sans conséquence.

Le silence de l’Europe suggère qu’elle croit pouvoir compartimenter ses relations, en abordant des préoccupations communes telles que la migration, tout en ignorant la répression interne. Une telle position sape non seulement la promesse de transformation autrefois annoncée par l’UE au lendemain du Printemps arabe, mais signale également aux autres nations que l’engagement européen en faveur de la démocratie est négociable face à des préoccupations stratégiques pressantes.

La réalité est dure. Autrefois, l’Europe disposait des moyens diplomatiques nécessaires pour influencer l’avenir de la Tunisie et éloigner le président Kaïs Saïed de l’ombre de Ben Ali. L’aide financière, les accords commerciaux et les relations diplomatiques, qui constituent tous des outils puissants dans l’arsenal européen, auraient pu être utilisés pour imposer un renversement, ou du moins un desserrage de l’étau qui se resserre.

Cependant, la priorité accordée au contrôle migratoire plutôt qu’aux valeurs démocratiques a créé une dissonance dans les relations entre l’UE et la Tunisie, éclipsant le rôle autrefois puissant de l’Europe en tant que promoteur de la démocratie dans son voisinage immédiat.

Un faux pas stratégique

Ce faux pas stratégique est encore aggravé par l’incapacité de l’UE à agir de manière décisive contre les influences extérieures négatives qui ont poussé la Tunisie à s’écarter de la démocratie, ce qui contraste fortement avec sa position plus résolue en matière de défense de la démocratie dans son voisinage plus immédiat contre les menaces extérieures.

En outre, l’hésitation de l’UE à soutenir de manière décisive la Tunisie en période de crise aiguë, comme en témoigne sa réaction tardive à l’effondrement des soins de santé dans le pays pendant la pandémie de Covid-19, représente une occasion manquée de renforcer son influence et son engagement en faveur du la voie démocratique de la nation.

Malgré l’aide et le soutien considérables qu’elle a accordés à la Tunisie depuis le printemps arabe, l’UE a eu du mal à adapter son approche face à la tendance croissante à l’autoritarisme dans le pays.

Au lieu de cela, l’engagement européen a doucement diminué, ouvrant la voie à la course incontrôlée de l’administration au pouvoir vers l’autocratie, le tout sous prétexte de restaurer la stabilité politique à tout prix et d’endiguer une crise responsable d’une résurgence de l’extrême droite eurosceptique.

Pour les Tunisiens qui ont courageusement tourné la page en 2011, les difficultés auxquelles ils sont confrontés aujourd’hui constituent une tragédie douloureuse et une triste révélation de la manière dont l’Europe s’est éloignée de ses idéaux.

Traduit de l’anglais.

Source : Arab News.

* Chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative Afrique du Nord au Foreign Policy Institute de la School of Advanced International Studies de l’Université Johns Hopkins à Washington, DC.