Les femmes et la démocratie menacées en Tunisie

La Tunisie a connu une montée inquiétante de la misogynie et de la désinformation en ligne depuis la proclamation de l’état d’exception le 25 juillet 2021. Mais les forces rétrogrades sous-estiment la force et la détermination des tunisiennes qui continuent d’exprimer haut et fort leurs opinions politiques, tant en ligne que dans la rue. (Ph. Getty).

Ikram Ben Said *

Bochra Belhaj Hamida, avocate et ancienne députée tunisienne en 2014, est une icône féministe qui défend la libération des femmes et les valeurs démocratiques depuis plus de quatre décennies. Plus récemment, elle a dirigé le Comité des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), où elle a travaillé pour inscrire l’égalité des sexes dans la loi tunisienne. En réaction à ces efforts, comme elle l’a souligné lors d’une interview en 2018, elle a été confrontée à des menaces de mort et à de la désinformation en ligne, de nouveaux messages apparaissant «presque toutes les dix minutes».

En tant qu’amie de Bochra, j’ai été choquée de voir ces publications – orchestrées par ses opposants – qui affirmaient qu’elle travaillait au démantèlement de l’islam au service d’un agenda étranger.

Malheureusement, Bochra est loin d’être la seule militante féministe tunisienne victime de harcèlement en ligne ces dernières années : selon une étude de juillet 2023 réalisée par #ShePersisted, les plateformes numériques qui jouaient autrefois un rôle dans la promotion de l’égalité et de la démocratie en Tunisie sont désormais devenues des plaques tournantes de la désinformation et misogynie. Facebook, Twitter et d’autres médias sociaux sont utilisés à mauvais escient pour cibler et faire taire les militantes féministes, en particulier les opposants virulents au régime de plus en plus autocratique du président Kaïs Saïed.

La désinformation genrée

Une étude menée par Aswat Nissa, l’organisation féministe tunisienne que j’’ai fondée en 2011, révèle une escalade significative de tels incidents depuis le 25 juillet 2021, lorsque Saïed a renversé le gouvernement et gelé le parlement. Les militantes qui se sont opposées à l’interprétation donnée par Saïed de l’article 80 de la Constitution – qu’il a invoqué pour lancer le coup d’État déguisé – ont vu leur vie privée exposée en ligne et ont subi des humiliations, des objectivations et des accusations sans fondement de trahison de la Tunisie.

Surtout, le gouvernement tunisien a permis ce type de harcèlement en ligne, et le président a personnellement attaqué des militantes et des personnalités publiques. En juin 2022, par exemple, Saïed a accusé une femme juge (sans la nommer, Ndlr] d’adultère, dans le cadre d’une atteinte plus large à l’indépendance judiciaire.

Les dictatures sapent stratégiquement les droits des femmes en tant que tactique délibérée pour éroder les fondements de la démocratie. En étouffant la participation politique des femmes et en perpétuant la discrimination fondée sur le genre, elles visent à pousser les femmes à se désengager complètement de la politique ou à recourir à l’autocensure.

Au lieu de sauvegarder les droits numériques et de promouvoir l’inclusivité, le gouvernement tunisien a pris un tournant inquiétant, faisant reculer les droits des femmes et annulant des décennies de progrès. Et plutôt que de lutter contre les auteurs de désinformation genrée sur les réseaux sociaux, Saïed a récemment publié un décret pour lutter contre les «fausses nouvelles» en ligne. Les groupes de défense des droits de l’homme ont fait valoir que cette décision criminalise la liberté d’expression et que la loi a déjà été utilisée pour réprimer l’opposition politique et faire taire les dernières voix dissidentes.

Force et détermination des Tunisiennes

À l’ère du numérique, la diffusion de contenus politiquement préjudiciables et sexistes ne doit pas rester sans contrôle. Les plateformes de médias sociaux, en particulier Meta, doivent être tenues responsables de la modération du contenu en arabe. Le rôle de l’État est tout aussi vital pour assurer la sécurité de tous les citoyens, en établissant et en appliquant des réglementations robustes en matière de cyber-sécurité pour aider à protéger les individus contre les cyber-menaces, à protéger les données sensibles et à promouvoir un environnement en ligne plus sécurisé. Le gouvernement doit également allouer les ressources nécessaires pour faire appliquer la loi 58, qui vise à protéger les femmes contre le harcèlement sexuel et toutes les formes de violence, mais qui n’a pas été pleinement mise en œuvre depuis son adoption en 2017.

En ciblant une personnalité publique comme Bochra Belhaj Hamida, le patriarcat tente de semer la peur dans nos cœurs et de nous garder tous sous contrôle. En mai dernier, le gouvernement a intensifié ses attaques contre Bochra en l’incluant, ainsi que d’autres dissidents tunisiens, dans une enquête pénale sur des accusations sans fondement de complot. Pourtant, Saïed et ses partisans sous-estiment la force et la détermination des nombreuses femmes tunisiennes qui se tiennent sur les épaules de Bochra et continuent d’exprimer haut et fort leurs opinions politiques, tant en ligne que dans la rue.

Traduit de langlais.

Source : Carnegie Endowment.

* Militante féministe, fondatrice d’Aswat Nisaa (Voix des femmes), organisation de premier plan qui promeut la participation politique des femmes et plaide en faveur de politiques publiques féministes.

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