Pourquoi un général américain a-t-il rencontré celui qui est considéré à Washington comme un sulfureux seigneur de guerre libyen accusé de crimes de guerre? Bien que la relation entre l’homme fort de l’Est libyen Khalifa Haftar et les Américains ne date pas d’hier et qu’elle remonte à quatre décennies, il n’en demeure pas moins que celle-ci a connu des hauts et des bas surtout ces dernières années où le maréchal était devenu l’allié des Russes et qu’il a été appuyé sur le terrain par le groupe paramilitaire russe Wagner, bête noire des États-Unis et des Occidentaux en général. Aujourd’hui, Washington semble vouloir ouvrir un nouveau chapitre avec leur ancienne connaissance libyenne.
Imed Bahri
Dans une enquête du média américain The Intercept, l’auteur Nick Tures a indiqué qu’un général américain de haut rang de l’US Africa Command (Africom) s’est rendu en Libye fin août et a tenu une réunion cordiale à Benghazi avec Haftar. Le général du Corps des Marines Michael Langley, commandant de l’Africom, a rencontré Haftar dans le cadre de ses rencontres avec les dirigeants libyens afin de renforcer la coopération entre les États-Unis et la Libye. Haftar a exprimé son désir d’élargir la coopération avec les États-Unis, a indiqué un communiqué de presse publié par l’Africom, qui ne mentionne pas que Haftar est un seigneur de guerre notoire (warlord) comme il est considéré par les membres du Congrès et le Département d’État, lesquels classent l’Armée nationale libyenne (ANL) dirigée par Haftar parmi les groupes d’acteurs non étatiques, aux côtés des combattants étrangers et des mercenaires accusés de violations des droits humains et commettant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
L’auteur raconte qu’en 2019, il a vu les forces de Haftar faire pleuvoir des bombes sur la partie sud de la capitale libyenne Tripoli transformant des quartiers entiers en terrain vague. Il affirme avoir erré parmi les maisons, les immeubles d’habitation et les magasins détruits, avec l’odeur de la mort dans l’air.
La même année, Amnesty International a documenté des bombardements aveugles, souvent à l’aide d’armes imprécises, en violation des lois de la guerre, perpétrés par l’ANL. Un an plus tard, Human Rights Watch a rapporté que les combattants de Haftar «auraient apparemment torturé, exécuté sommairement et profané les corps des combattants de l’opposition». Un rapport du Département d’État américain sur les droits de l’homme en Libye, publié plus tôt cette année, a noté que les allégations de violations commises par l’ANL étaient «étaient perpétrées à grande échelle» en 2023 et comprenaient «des meurtres, des détentions arbitraires, le recrutement ou l’exploitation illégale d’enfants et la torture».
Une relation intermittente
En 2015, le général Stephen Townsend, prédécesseur de Langley à l’Africom, a critiqué l’ANL comme «un facteur de déstabilisation de la sécurité en Libye» et qu’elle visait à «renforcer son pouvoir et ses programmes.» À l’époque, l’Africom avait déclaré que la coopération entre l’ANL et les mercenaires de Wagner liés à la Russie était l’un des facteurs qui prolongeaient le conflit libyen et exacerbaient les pertes dans ce pays.
«Le monde a entendu Haftar annoncer qu’il était sur le point de lancer une nouvelle campagne aérienne», a déclaré Townsend en 2020. Cela se fera grâce à des pilotes mercenaires russes pilotant des avions russes pour bombarder les Libyens.
Au-delà de ces critiques, Langley a embrassé Haftar et l’a traité de la même manière qu’il a traité les dirigeants du gouvernement légitime de Tripoli. Il a également rencontré Haftar lors d’une tournée à l’automne 2023. Interrogé sur la réponse de Langley à la demande de Haftar de resserrer ses relations avec les États-Unis, l’Africom a refusé de commenter. «Nous n’avons aucune information supplémentaire à vous communiquer en dehors des informations contenues dans le communiqué de presse», a déclaré à The Intercept le porte-parole d’Africom, Kelly Cahalan.
L’auteur affirme que la visite de Langley et sa rencontre avec Haftar constituent le dernier chapitre de la relation intermittente avec les États-Unis. Haftar, qui était autrefois un associé du dictateur libyen Mouammar Kadhafi, a rejoint un groupe de dissidents soutenus par les États-Unis pour évincer son ancien patron à la fin des années 1980.
Après l’échec du coup d’État, la CIA a organisé l’exfiltration de Haftar et de 350 de ses hommes vers les États-Unis en 1991, où il a obtenu la citoyenneté et a vécu dans la banlieue de Virginie pendant 20 ans.
En 2011, l’intervention américaine et de l’Otan pour renverser le régime de Kadhafi a conduit la Libye à entrer dans une guerre civile dont elle ne s’est pas encore relevée. Dans les années qui ont suivi le départ du pouvoir de Kadhafi, Haftar a ravivé son rêve endormi de contrôler le pouvoir dans toute la Libye.
En 2014, il a annoncé un coup d’État militaire qui n’a jamais eu lieu et a accusé le gouvernement de Tripoli d’échec. Mais la fortune du chef de guerre a changé après qu’il ait lancé une campagne pour contrôler l’est de la Libye et affronter des groupes armés tels qu’Ansar al-Charia, qui a mené une attaque en 2012 à Benghazi et tué l’ambassadeur américain Christopher Stevens et trois autres Américains. Cela a donné à Haftar une bonne réputation pour ses attaques contre les groupes armés même si ses détracteurs ont mis en doute son engagement et son efficacité et ont décrit ses activités comme un effort calculé pour s’attirer les faveurs des États-Unis.
Seigneur de guerre ou homme de confiance
L’ANL a reçu le soutien de la Russie, de l’Arabie saoudite, de l’Égypte et des Émirats arabes unis. Le Département d’État américain a nié en 2019 avoir apporté un soutien à Haftar et à son armée mais le général à la retraite Don Bolduc, qui a dirigé le commandement des opérations spéciales en Afrique de 2015 à 2017, a déclaré que le programme Obsidian Lotus ou programme 127E permet aux États-Unis d’utiliser des forces étrangères dans une mission dirigée par l’Amérique contre ses ennemis et d’atteindre les objectifs américains et dans ce cadre les militaires américains ont formé et armé plus de 100 mercenaires libyens. Selon trois sources militaires libyennes et un responsable américain, ces forces sont devenues des forces d’élite au sein de l’armée de Haftar.
Bolduc a déclaré en 2020 que Haftar est «un homme de confiance». Des années plus tard, le Libyen a pris le contrôle de l’Est tandis que le gouvernement central a pris le contrôle de l’Ouest. Lors de son témoignage devant la commission sénatoriale des services armés le 2 avril 2019, le général Townsend, qui était le chef de l’Africom, a déclaré que l’ANL dirigée par Haftar et d’autres groupes paramilitaires constituaient une menace sérieuse pour la stabilité de la Libye.
Quelques jours plus tard, Haftar a lancé une campagne militaire pour prendre le contrôle de Tripoli, où il a ordonné aux soldats de «n’utiliser les armes que contre ceux qui veulent vous combattre» et a promis «la sécurité de toute personne qui reste chez elle». Toutefois, le terme «sécurité» ne décrit pas réellement le nombre de personnes déplacées que l’auteur a rencontrées lorsque les forces de Haftar ont fait pleuvoir des missiles et des obus d’artillerie sur la capitale.
Le Département d’État a reçu des questions de la part de The Intercept sur la nature des relations avec Haftar mais il n’y a pas répondu. Langley a également rencontré le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah, le président du Conseil présidentiel, Mohamed Al-Manfi et le chef d’état-major des forces armées libyennes le général Mohamed Al-Haddad.