Faut-il se réjouir de l’arrivée des investisseurs chinois en Tunisie?

Le rachat des Ciments Jbel Oust par une filiale du géant chinois CNBM est-elle une bonne nouvelle pour la Tunisie? La réponse ne coule pas de source et nécessite une analyse objective des retombées positives et négatives d’une telle opération, tant en termes économiques que géopolitiques et de souveraineté nationale.

Dr. Sadok Zerelli *

Décidément, le Président Kaïs Saïed n’arrête pas de nous surprendre; alors que la sauvegarde de la souveraineté nationale constitue le thème central et le leitmotiv de tous ses discours, on se réveille un matin et qu’est-ce qu’on apprend : les Ciments Jbel Oust, deuxième producteur et un des fleurons de l’industrie du ciment en Tunisie, a été rachetée par l’entreprise chinoise Sinoma Cement, filiale du groupe China National Building Material (CNBM).

Pire, alors qu’il s’agit d’une entreprise tunisienne située sur le sol tunisien, on apprend cette nouvelle par l’ambassadeur de Chine en Tunisie, Wan Li, alors qu’il aurait été plus approprié ne serait-ce que pour préserver «l’eau du visage» (selon l’expression arabe) que ce soit le ministre de l’Industrie, des Mines et de l’Energie qui l’annonce ou cette agence Tap qui nous inonde chaque jour des moindres faits et gestes du président mais qui passe à côté d’une nouvelle aussi importante.

Une fois l’effet de surprise passé, je me suis mis à «fouiner» dans les profondeurs de la «toile» à la recherche de toute information susceptible d’éclairer ma lanterne et de répondre à la question que nous nous posons tous : faut-il se réjouir ou au contraire s’inquiéter de l’arrivée de cet investisseur chinois, qui sera certainement suivi par d’autres, étant donné que CNBM est une entreprise publique et que son implantation en Tunisie n’est donc certainement pas politiquement neutre et doit constituer une composante de la stratégie chinoise de s’implanter en Afrique du Nord et dans d’autres régions d’Afrique, objets de convoitises et de compétitions internationales acharnées, en particulier entre les Etats-Unis et la Chine ?

Pour répondre à cette question, je vais d’abord analyser la place qu’occupe les Ciments Jbel Oust dans le secteur des ciments en Tunisie, présenter l’investisseur chinois qui l’a rachetée, analyser les retombées positives ou négatives potentielles d’un tel rachat pour la Tunisie avant de terminer par une analyse de son impact géopolitique et diplomatique.

Présentation des Ciments Jbel Oust

Le secteur cimentier constitue l’épine dorsale du secteur du BTP qui constitue 7% du PIB et joue un grand rôle économique et social à travers la grande masse de main d’œuvre non spécialisée qu’il emploie. Il comporte 12 producteurs dont les principaux sont :

Carthage Cement, leader du marché avec une part de 28%, a enregistré en 2024 une légère baisse de 2% de son chiffre d’affaires global, atteignant 421 millions de dinars. La production de clinker a augmenté de 1% pour atteindre 1,574 million de tonnes, tandis que celle de ciment a progressé de 3% à 1,822 million de tonnes. Les ventes locales ont augmenté de 2% à 346 millions de dinars, mais les exportations ont chuté de 57 à 40 millions de dinars, en raison d’une stratégie de limitation des ventes de clinker à l’international face à des conditions de marché moins favorables.

Les Ciments de Bizerte a  traversé une période difficile. La production de clinker a été totalement suspendue en 2024 en raison de difficultés financières empêchant l’importation de coke de pétrole, combustible essentiel au fonctionnement du four. La production de ciment a chuté de 62,3% au quatrième trimestre, atteignant 28 627 tonnes contre 75 934 tonnes à la même période en 2023. Le chiffre d’affaires annuel a plongé de 65,5%, passant de 91,3 millions de dinars en 2023 à 31,4 millions de dinars en 2024.

Les Ciments Jbel Oust, fondée en 1978 et située à environ 40 km au sud de Tunis dans le gouvernorat de Zaghouan, est l’un des principaux producteurs de ciment en Tunisie. La capacité annuelle de production de la cimenterie est de 1,8 million de tonnes de ciment et 1,5 million de tonnes de granulats.

Historiquement, la Tunisie a été en situation de surproduction de ciment, ce qui a conduit les Ciments Jbel Oust à exporter son excédent vers l’étranger. En 2021, le ciment représentait 44% des exportations du secteur des matériaux de construction, de la céramique et du verre, avec la Libye, l’Italie et l’Algérie comme principaux marchés.

Toutefois, en raison de la hausse des coûts de production, notamment ceux du gaz et du pétrole, la production nationale de ciment est actuellement limitée à 6 millions de tonnes par an, correspondant tout juste à la demande locale.

Présentation de CNBM

China National Building Material Group Co., Ltd. (CNBM) est une entreprise publique chinoise spécialisée dans les matériaux de construction. Fondée en 1984, elle est aujourd’hui le plus grand producteur de ciment et de plaques de plâtre en Chine, ainsi qu’un des plus grands fabricants de fibre de verre au monde. Elle emploie 150 000 salariés et son chiffre d’affaires annuel est de 60 milliards de dollars, qui dépasse largement le PIB de toute la Tunisie (48,5 milliards de dollars en 2024). Autant dire que CNBM est un acteur majeur en Asie, en Afrique et en Europe et qu’elle possède de nombreuses usines en Chine, mais aussi des investissements dans d’autres pays, notamment via des acquisitions de cimenteries.  

L’achat des Ciments Jbel Oust s’inscrit certainement dans une stratégie globale d’expansion en Afrique et en Méditerranée. CNBM pourrait utiliser cette acquisition pour:  

– renforcer sa présence en Afrique ;   

– exploiter les ressources locales et optimiser la production;  

– utiliser la Tunisie comme base d’exportation vers la Chine ou d’autres pays africains, selon l’évolution du cours international du ciment et de la parité du de la monnaie chinoise, le yuan, par rapport au dollar.

Les modalités de la transaction

Tout d’abord, il est important de noter qu’il ne s’agit point d’un investissement dans un nouveau projet créateur de nouveaux emplois et de nouvelles richesses, mais bien d’un changement de propriétaire (actionnaire majoritaire) à la suite d’une transaction d’achat. Cette transaction a eu lieu en bourse au mois d’août 2024 selon laquelle CNBM avait acquis, par le canal de sa filiale Sinoma Cement, la part du cimentier multinational brésilien Votorantim Cimentos qui l’avait achetée à son tour à d’investisseurs portugais en 2012. Le montant de la transaction, qui inclut la filiale Granulats Jbel Oust (GJO) est de 100 millions de dollars.

Est-ce un bon prix ?

Il est difficile de répondre d’une façon précise à cette question vue l’opacité pour ne pas dire le secret qui ont entouré cette opération d’achat en bourse et en particulier la non publication de ses bilans annuels pour que l’on puisse en analyser l’actif et le passif ainsi que les ratios d’équilibre financier, d’endettement, de rentabilité des fonds propres, etc. 

Cependant, il est possible de raisonner en termes de valeur basée sur sa capacité de production qui s’élève à 1,8 million de tonnes de ciment par an. Or, dans l’industrie, les valorisations des cimenteries varient entre 50 et 150 dollars par tonne de capacité. À ce ratio, la valeur estimée se situerait entre 90 et 270 millions de dollars. Un prix de 100 millions de dollars positionne donc cette acquisition dans la partie basse de la fourchette, suggérant une «bonne affaire pour l’acheteur».  

Un rationnement en termes de rentabilité et chiffre d’affaires aboutit à la même conclusion : une cimenterie bien gérée génère généralement 10 à 20% de marge nette, si CJO réalise un chiffre d’affaires annuel estimé entre 50 et 80 millions de dollars, cela impliquerait un bénéfice net possible entre 5 et 16 millions de dollars. Le prix de 100 millions USD représenterait donc environ 5 à 10 fois le bénéfice net annuel, ce qui peut être considéré comme «une bonne affaire» dans l’industrie.  

En conclusion, je dirais qu’à première vue, 100 millions de dollars semble être un bon prix pour l’acheteur (CNBM), surtout si l’usine est rentable et ne nécessite pas de lourds investissements immédiats. En revanche, si l’infrastructure est vieillissante ou si le marché tunisien du ciment est en difficulté, alors ce bas prix peut refléter des risques.

Les retombées positives et négatives pour la Tunisie 

S’agissant non pas d’un nouvel investissement pour la mise en valeur de nouvelles ressources nationales et la création de valeur ajoutée et d’emplois supplémentaires, mais d’un changement du propriétaire d’une entreprise déjà existante, la Tunisie n’a pas grand-chose à gagner dans cette opération boursière. Les 100 millions de dollars qui représentent le prix de vente seront payés au vendeur brésilien et non pas à Ciments Jbel Oust pour renflouer ses fonds propres ou financer des investissements de modernisation de ses équipements et encore moins au budget de l’Etat tunisien.

Cependant, l’arrivée de cet investisseur chinois pourrait être bénéfique et comporter des avantages pour la Tunisie sous formes:  

d’apport de capitaux et modernisation : CNBM est un leader mondial dans le secteur du ciment. Son arrivée pourrait moderniser l’usine et optimiser la production;  

de développement des exportations : avec un groupe de cette envergure, la cimenterie pourrait mieux s’intégrer dans les marchés internationaux et accéder à de nouveaux débouchés;

– de stabilisation de l’emploi : si CNBM décide d’étendre ses activités, cela pourrait préserver voire créer des emplois pour les Tunisiens; 

– de compétitivité accrue : l’expertise chinoise pourrait réduire les coûts et rendre la production plus efficace dans l’ensemble du secteur.   

Au niveau des risques ou des retombées négatives pour la Tunisie, il y a lieu de citer :  

 la perte de souveraineté économique : la cimenterie, un acteur clé de l’industrie tunisienne, passe sous contrôle étranger. CNBM pourrait privilégier ses intérêts au détriment de ceux de la Tunisie. Ce risque de perte de la souveraineté nationale sur un secteur aussi stratégique qui est en amont du secteur si important du BTP qui emploie des centaines de milliers de salariés, est d’autant plus élevé que, selon les déclarations de l’ambassadeur lui-même, CNBM pourrait racheter d’autres cimenteries telles que les Ciments de Carthage et peut être d’autres cimenteries ou fabricants de matériaux de construction;

– le déséquilibre du marché : un acteur aussi puissant pourrait dominer le marché tunisien et influencer les prix, ce qui pourrait affecter d’autres cimentiers locaux;  

l’exploitation des ressources sans bénéfice local : si CNBM se concentre uniquement sur l’exportation de clinker brut plutôt que sur la production de ciment localement, la Tunisie risquerait de perdre de la valeur ajoutée;

–  la dépendance aux décisions d’un groupe étranger : toute décision stratégique (hausse des prix, réduction de production, changement d’orientation) dépendra de CNBM, ce qui limite la marge de manœuvre tunisienne et peut représenter un risque important pour le secteur du BTP en Tunisie.

Si je dois me prononcer pour faire le bilan final des avantages et inconvénients de cette opération, je dirais que tout dépendra des conditions négociées par la Tunisie. Si le gouvernement sait imposer des règles claires (investissement local, maintien des emplois, obligation d’exporter une partie du ciment sous forme transformée et non brute), cela pourrait être une bonne opportunité. Mais sans régulation stricte, la Tunisie risque de perdre le contrôle sur un secteur stratégique de son économie.

Les retombées géopolitiques

Tout observateur qui suit régulièrement l’actualité internationale sait qu’avec ses énormes ressources naturelles et l’importance de son marché de consommateurs, l’Afrique, y compris l’Afrique du Nord, fait l’objet d’une convoitise et d’une compétition internationales aiguës entre les grandes puissances, en particulier entre la Chine et les Etats-Unis qui se livrent à une véritable guerre commerciale sur tous les continents.

Si on intègre cette dimension géopolitique certaine dans l’analyse, il ne fait pas de doute que l’arrivée d’investisseurs chinois chez nous doit être mal vue à Washington où les vents ne sont pas déjà favorables à la Tunisie, pour le moins que l’on puisse dire.

En effet, plusieurs membres du Congrès américain ont récemment fait des déclarations hostiles concernant la Tunisie. Notamment, Joe Wilson, représentant républicain du 2ᵉ district de Caroline du Sud à la Chambre des représentants des États-Unis et qu’on dit très proche de Trump, a exhorté le secrétaire d’État Marco Rubio à supprimer toute aide financière à la Tunisie. Dans un message publié sur le réseau social X le 30 janvier 2025, il a déclaré qu’il n’y avait «aucune raison pour que les contribuables américains financent la Tunisie», qualifiant le président Kaïs Saïed de «dictateur haineux anti-américain» qui aurait transformé une démocratie émergente en un «État policier tyrannique».

De plus, en juillet 2023, la commission des affaires étrangères du Sénat américain, sous la présidence du sénateur Bob Menendez, a adopté le projet de loi intitulé «Loi sur la sauvegarde de la démocratie tunisienne». Cette législation vise à limiter l’accès de la Tunisie à l’appui budgétaire américain en raison de préoccupations liées aux poursuites contre des prisonniers politiques, aux jugements de civils par des tribunaux militaires et au maintien de l’état d’urgence.

La dernière décision de Trump d’imposer 28% de droits de douanes supplémentaires sur toutes les exportations de produits tunisiens (essentiellement l’huile d’olive, les dattes, l’artisanat et les jeans) vers les Etats-Unis, contre seulement 10% pour les produits marocains qui sont souvent identiques et concurrents aux nôtres, leur donnant ainsi un avantage comparatif décisif auprès des consommateurs américains, constitue un exemple des coups «fourrés » qu’il faut s’attendre d’un président américain aussi impulsif et imprévisible.

Ce qui est certain est que sa politique de «America First» et le tsunami économique qu’il a causé à l’échelle mondiale par la brutalité et l’importance des droits de douane supplémentaires qu’il vient d’imposer à tous les pays du monde, va faire rentrer l’économie tunisienne dans de nouvelles turbulences dont elle n’avait pas besoin ayant déjà les siennes, politiques, économiques, sociales, diplomatiques…

Conclusion :

J’aurais personnellement applaudis des deux mains si cet intérêt de la Chine à la Tunisie s’est traduit par un investissement dans le cadre d’un partenariat public privé (PPP) du type BOT (Built Operate and Transfer) pour le financement et l’exploitation pendant une période donnée (en général 30 ou 40 ans) de grands projets dont les études de faisabilité sont prêtes depuis plus vingt ans et dont l’Etat n’a pas les ressources financières pour les réaliser, tels que le gisement de phosphates à Sra Ouertène dans la région du Kef ou le port en eau profonde d’Enfidfha. Mais dans le cas d’espèces, que la cimenterie de Jbel Oust soient la propriété d’un groupe portugais ou brésilien ou chinois, je ne vois pas une grande différence et une raison de se réjouir de cette opération.

Je dirais même que les ambitions  affichées par la Chine dans le cadre de son projet de la «Route de la Soie» pour maîtriser les ressources naturelles et le marché de l’Afrique et la puissance financière du géant CNBM qui peut acheter des pans entiers de l’économie tunisienne m’inquiètent un peu. Mais que peut-on faire lorsque nous n’avons que des discours populistes pour défendre notre souveraineté nationale?

* Economiste, consultant international.

PS : Les lecteurs et lectrices mateurs et amatrices de poésie peuvent trouver sur mon blog «Poèmes de la vie» quelques poèmes sur des thèmes divers de la vie.

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