Dans une circulaire publiée jeudi 14 août 2025, la Première ministre, Sarra Zaafrani Zenzeri, a annoncé la fin de la mise à disposition des salariés au profit des organisations syndicales et appelé les bénéficiaires de cette mesure à regagner immédiatement leur lieu de travail. Cette décision s’inscrit clairement dans le bras-de-fer engagé depuis quelque temps entre le pouvoir exécutif et l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), et qui semble destiné à se corser au cours des prochains jours.
Latif Belhedi
En effet, suite à la grève générale qui a paralysé pendant trois jours le secteur du transport public, un groupe de partisans de Kaïs Saïed – ou se réclamant de lui – ont tenté, le 7 août, de prendre d’assaut le siège de la centrale syndicale au centre-ville de Tunis et le président de la république a, le lendemain, apporté un soutien indirect aux assaillants en adressant des critiques acerbes à l’UGTT, qu’il a accusée, assez clairement mais sans la nommer, de corruption et de nuisance à l’économie nationale, tout en menaçant ses dirigeants de poursuites judiciaires.
Un climat de suspicion généralisée
Il ne fallait pas plus pour qu’un climat de suspicion généralisée s’installe, que les positions se raidissent et que des déclarations incendiaires soient faites de part et d’autre, faisant craindre ou laissent présager une confrontation prochaine entre le Palais de Carthage et la Place Mohamed Ali.
Dans ce climat explosif, une vidéo tombée du ciel et dont personne ne semble connaître l’origine, a largement circulé hier sur les réseaux sociaux. On y voit Saïed annoncer la dissolution de l’UGTT et s’attaquer en des termes peu choisis aux dirigeants de l’organisation et les menacer de poursuites judiciaires pour corruption aggravée.
La vidéo en question, qui n’a pas été diffusée par les canaux officiels habituels, n’est pas authentique et semble avoir été générée par l’Intelligence artificielle (IA), mais le silence des autorités qui l’a entourée laisse planer un grand malaise, notamment au sein de l’UGTT dont les dirigeants ont de bonnes raisons de se sentir dans le viseur du pouvoir.
La rupture étant clairement consommée, et depuis plusieurs années déjà, aucun dialogue ne semble désormais possible, d’autant que les autorités ont décidé unilatéralement de surseoir à toute négociation sociale, du moins avec les dirigeants actuels de l’organisation avec qui elles voudraient clairement en finir, et si possible avant son prochain congrès prévu en février 2026.
L’annonce par la présidence du gouvernement de la fin de la mise à disposition des salariés au profit des organisations syndicales ne va pas changer énormément la donne, car il reste encore peu de fonctionnaires détachés auprès de l’UGTT, la majorité de ceux qui bénéficiaient de ce régime au cours des précédentes décennies sont sortis en retraite ou sont revenus eux-mêmes à leurs postes antérieurs dans la fonction publique.
Du dialogue à la soumission
La décision annoncée a cependant une portée éminemment politique. Elle vise à avertir l’organisation syndicale d’un changement radical dans les relations que le pouvoir actuel entend entretenir avec les dirigeants syndicaux, et qui seraient fondées non pas sur le dialogue mais sur la soumission.
Ces derniers n’avaient pas besoin d’un tel avertissement pour comprendre que Kaïs Saïed est déterminé à neutraliser l’UGTT pour ne pas avoir à faire face à des mobilisations sociales sur fond de blocage politique, de crise économique, de hausse des prix et de baisse du pouvoir d’achat.
En décidant d’organiser une marche nationale à Tunis le 21 août courant, en réponse aux pressions politiques croissantes et aux attaques dont elle estime faire l’objet, l’UGTT entend ne pas se laisser faire.
Cette décision a été prise, à l’issue d’une réunion d’urgence de sa Commission administrative nationale (CAN), le 11 août, pour «défendre les droits syndicaux» et dénoncer «la rupture des négociations, l’interruption du dialogue et les attaques contre le siège du syndicat».
L’organe de presse du syndicat, Echaab News, a indiqué, de son côté, que la direction de l’UGTT a protesté contre l’«attaque brutale» menée contre son siège par des «partisans du pouvoir» scandant des slogans hostiles, tout en imputant à ce même pouvoir la responsabilité de cette «mobilisation et incitation contre le syndicat» et en affirmant sa détermination à exercer son droit de poursuivre en justice les agresseurs et leurs commanditaires.
Selon un communiqué publié à l’issue de la réunion et publié par Echaab News, la CAN a mis en garde contre «la répétition de tels actes et contre leur utilisation comme prélude pour entraîner le pays dans une spirale de chaos et le pousser vers l’inconnu.»
La Commission a, aussi, fermement condamné ce qu’elle a qualifié de «campagne de dénigrement systématique orchestrée par les autorités pour ternir la réputation des syndicalistes, les accusant de corruption dans le cadre d’une mobilisation populiste visant à saper la crédibilité du syndicat, à éroder la confiance du public et à semer la discorde parmi ses membres.»
Tout en décidant de rester en session permanente pour suivre l’évolution de la situation, la Commission administrative n’écarte pas le principe d’une grève générale nationale, dont la date serait fixée ultérieurement, «au cas où les négociations resteraient au point mort, les droits syndicaux seraient violés et le siège du syndicat attaqué», a écrit Echaab News.
Vendre chèrement sa peau
L’UGTT semble donc décidé à vendre chèrement sa peau, même si ses dirigeants savent pertinemment qu’ils n’ont aucun intérêt à croiser le fer avec un pouvoir peu porté sur le dialogue, qui voit les digues de l’opposition céder les unes après les autres devant ses assauts répétés contre les droits et les libertés et qui, face à l’absence de solutions immédiates aux problèmes socio-économiques du pays et à la sourde montée de la colère populaire, croit pouvoir passer en force en imposant le processus d’assainissement de la scène publique mis en œuvre par la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021.
Affaiblie par ses divisions internes, aux prises avec une crise de légitimité et de plus en plus critiquée pour la dérive non-démocratique de sa direction actuelle, qui a tripatouillé ses règlements intérieurs pour s’éterniser à sa tête, l’UGTT peut sembler comme un fruit mûr pour qui cherche à la faire tomber. Est-elle vraiment au chapitre de la dissolution ? Les prochains jours répondront à cette question que se posent aujourd’hui tous les Tunisiens.
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