Le Maghreb continue de piétiner, alors qu’il doit logiquement aujourd’hui figurer au top des priorités stratégiques et diplomatiques des pays de la région, lesquels font face à des défis internes et externes majeurs. Et semblent étrangement se complaire dans cet immobilisme qui leur coûte, ainsi qu’à leurs peuples, plusieurs points de croissance annuellement. Jusqu’à quand la Tunisie va-t-elle continuer à subir cette situation de blocage régional qui lui coûte sans doute davantage qu’à ses voisins qui, eux, assument finalement les conséquences de leurs propres choix et décisions ?
Raouf Chatty *

La sécurité globale des pays membres de l’Union du Maghreb arabe (Uma) est en bonne partie tributaire de leur capacité de s’entendre, de coopérer et d’avancer ensemble main dans la main. La région est à un tournant de son histoire contemporaine. Elle vit sous haute tension. Elle se meut dans un espace très mouvant. Le terrorisme islamiste guette. La pression de l’immigration clandestine des Subsahariens ne décélère pas. Les convoitises étrangères sont vives. Cette situation pourrait perdurer pendant les prochaines années.
La sécurité, la stabilité et le développement des pays de la région sont intimement liées à l’évolution intérieure qu’elle connaitra, à l’assimilation des changements extérieurs, aux choix politiques de ses dirigeants, à leurs dispositions sincères de coopérer au-delà des divisions destructives, pour bâtir un Maghreb pacifié et culturellement apaisé, loin de toutes velléités hégémoniques d’où qu’elles proviennent. Compte doit être également tenu des changements actuels et futurs dans les environnements subsaharien, sud-méditerranéen et sud-européen du Maghreb.
La région dispose d’un potentiel humain, naturel et économique conséquent capable, s’il est bien exploité, de l’aider à relever ses défis et à garantir un développement harmonieux et durable pour ses peuples.
L’évolution de la région est également liée à la volonté de ses dirigeants et de ses peuples, à leur capacité et disposition à comprendre les enjeux, à surmonter les difficultés et les différends qui les divisent, tout comme à leur capacité de connaître leurs véritables intérêts et de coopérer d’une manière étroite et lucide, afin de construire ensemble et sans arrière-pensées la prospérité économique et la stabilité sociale dans leurs pays respectifs, sans lesquelles il n’y aura ni stabilité durable ni démocratie viable. La réalisation d’un tel objectif permettra à la région d’accéder à un statut supérieur au plan international et de lui garantir sûrement force, crédibilité et respect.
Une ambiance de rivalité
Cependant, force est de souligner que la construction du Maghreb est aujourd’hui loin des esprits des dirigeants maghrébins. La région est dominée par une ambiance de rivalité et d’animosité. L’ascension de l’Algérie est mal comprise. Elle est perçue par certains analystes politiques comme un pays expansionniste. La coopération étroite entre le Maroc et Israël inquiète vivement. Elle est perçue par Alger comme un affront à sa sécurité nationale. Cela aggrave la méfiance entre les peuples et les dirigeants de la région et les met dans l’incapacité de surmonter leurs divisions, éloignant chaque jour la région un peu plus de la réalisation de ces objectifs, quand bien même ses dirigeants respectifs affirment chacun qu’ils travaillent pour favoriser le développement de la région et pour répondre aux attentes de ses peuples et de leur assurer la place qu’ils méritent au plan international.
Quant à l’Union du Maghreb Arabe (Uma) qui est censée œuvrer pour le rapprochement des peuples maghrébins et favoriser la complémentarité entre leurs pays, elle est depuis quatre décades complètement paralysée. Elle est tout juste une bureaucratie muette, un corps sans âme, complètement absente sur la scène maghrébine et internationale. Une mise en berne acceptée implicitement par ses États membres.
Les dissensions entre les pays du Maghreb entravent tout changement et leur laissent peu de chances pour aller de l’avant. L’Algérie et le Maroc continuent de se jeter réciproquement la responsabilité de cette impasse sur fond de positions diamétralement opposées sur le sort du Sahara occidental. Le Maroc en réclame la souveraineté tandis que l’Algérie est favorable à l’autodétermination de ce qu’elle appelle le Peuple Sahraoui. Depuis l’effondrement du régime de Kadhafi, la situation en Libye continue de baigner dans le désordre et l’anarchie, deux gouvernements se disputent la légitimité dans le pays, qui continue de sombrer, victime des groupes et milices armées aux intérêts divergents. La Mauritanie regarde vers les puissances occidentales, lorgne Israël et les États-Unis d’Amérique et réclame son africanité.
Pour ne rien arranger, l’Algérie et le Maroc mènent une course à l’armement. Ces deux pays connaissent par ailleurs une explosion démographique sans précédent. Ensemble, leurs populations avoisinent aujourd’hui soixante-dix millions. Ils font face à des difficultés politiques et sociales majeures. Les ressentiments entre les deux peuples frères sont de plus en plus exacerbés. Les relations entre Alger et Rabat sont tendues. Le Maroc est plus que jamais en phase avec les puissances occidentales, notamment avec les États-Unis et la France et renforce ses relations avec Israël, qui est aujourd’hui bien présent au Royaume chérifien.
La Tunisie doit rééquilibrer sa position
La Tunisie piétine. Elle connaît des difficultés multiples sur tous les plans. Impactée par les turbulences et l’instabilité dans la région, elle en est la première victime. Elle est également touchée par les difficultés qui frappent l’Union Européenne, son principal partenaire.
Par ailleurs, le pays est embourbé dans une lutte sans merci contre la corruption. Il fait face à l’immigration clandestine des Subsahariens. Et a encore beaucoup de chemin à faire pour venir à bout de ses problèmes internes, politiques, économiques et sociaux.
Dans cet environnement difficile, complexe et mouvant, la politique étrangère de la Tunisie devient de plus en plus tributaire des circonstances. Le pays a depuis quelques années amorcé un rapprochement étroit avec l’Algérie. Ses relations avec le Maroc s’en sont bien ressenties.
Des observateurs soutiennent que cette politique est déséquilibrée et prive le pays d’une neutralité active qui lui avait par le passé permis de jouer la médiation et préserver sa souveraineté contre les ingérences extérieures d’où qu’elles émanent.
Dans ce contexte, il devient aujourd’hui urgent pour l’Etat tunisien de revisiter sa politique en direction des pays maghrébins sur la base d’une analyse objective et lucide des réalités globales des pays de la région et des défis internes et externes auxquels ils font face, loin des discours triomphalistes de certains de leurs dirigeants.
Pour la Tunisie, il s’agit en l’occurrence de faire le bilan de la situation maghrébine telle qu’elle se présente et non telle que certains veulent la présenter, de mettre en place une politique extérieure forte en direction de ses voisins, qui soit coordonnée, cohérente et équilibrée, une politique qui tient compte des traditions diplomatiques de bon voisinage, tout comme du passé commun des pays maghrébins, et bien entendu des intérêts nationaux et de l’avenir du pays.
La souveraineté ne signifie nullement l’isolement ou la neutralité. Cet intérêt pour tous les pays maghrébins sans exception sera de nature à assurer à notre pays l’équilibre dont il a besoin, à conforter les assises de sa souveraineté et à lui permettre de jouer son rôle d’avant-garde dans la région, rôle qui avait toujours caractérisé sa politique extérieure et lui avait apporté des dividendes appréciables.
Le Président de la République, principal responsable de la diplomatie, pourrait le cas échéant actionner dans ce sens l’Institut tunisien d’études stratégiques (Ites), le ministère des Affaires étrangères et certains de nos anciens ministres des Affaires étrangères pour lui soumettre des propositions très utiles en la matière. Dans tous les cas, il ya vraiment urgence.
* Ancien ambassadeur.
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