De Guernica à Gaza | L’art plus forts que les bombes

Dans l’ombre des ruines, au cœur des cris étouffés, il reste parfois une lumière que rien n’éteint : l’art. Cet art qui ne prétend pas sauver des vies, mais refuse d’en laisser mourir la mémoire. Cet art qui ne répond pas au fracas des bombes par la haine, mais par une forme de beauté poignante, qui donne une voix aux silences et une dignité aux effacés, et oppose la vérité au mensonge. Lorsque les armes font taire, l’art fait parler d’une voix inaltérable. Et parfois, cette élévation devient une victoire — symbolique, mais essentielle.

Abdelhamid Larguèche *

C’est ainsi que ‘‘Guernica’’, la fresque gigantesque et muette de Pablo Picasso, peinte en 1937, est devenue un monument d’indignation face aux massacres perpétrés par Franco en Espagne. Sans représenter un seul soldat, elle incarne la terreur subie par les civils. Elle ne raconte pas, elle hurle. Ses figures distordues, ses bouches béantes, ses bras désarticulés ne parlent pas espagnol : elles parlent la langue universelle de la douleur. Cette œuvre, que Franco n’a jamais pu faire taire, a vaincu symboliquement le fascisme en fixant à jamais dans l’imaginaire collectif la cruauté de ses actes. L’art a surpassé l’oubli. Et il a gagné.

Près d’un siècle plus tard, un autre cri s’élève, cette fois dans l’obscurité d’un véhicule piégé, quelque part à Gaza. C’est celui de Hind Rajab, 6 ans, morte dans une voiture sous les tirs, après avoir appelé à l’aide dans un appel téléphonique déchirant.

Pour la cinéaste tunisienne Kaouther Ben Hania, ce cri est l’aboutissement d’une réflexion artistique entamée il y a plusieurs années. Après avoir exploré l’exploitation de la souffrance dans ‘‘LHomme qui a vendu sa peau’’ et la reconstruction complexe d’un trauma familial dans ‘‘Les Filles d’Olfa’’, elle choisit ici la forme la plus brute qui soit. En 2025, elle transforme cet appel en film — ‘‘The Voice of Hind Rajab’’ — et le monde écoute enfin.

La seule puissance brute de la voix d’une enfant

Sans effets visuels, sans pathos appuyé, avec la seule puissance brute de la voix d’un enfant en danger, ce film devient une prière laïque, un tombeau de lumière, une claque morale. À la Mostra de Venise, il a reçu avant-hier soir, mercredi 3 septembre 2025, une standing ovation historique de près de 24 minutes. Ce n’est pas simplement un hommage : c’est une revanche morale.

Comme ‘‘Guernica’’, le nouveau film de Ben Hania ne sauve pas la vie de l’enfant, mais il sauve ce qu’elle représente. Il fait de Hind un symbole, un nom que l’on ne pourra plus effacer. Avec ce troisième volet d’une trilogie involontaire sur la représentation de l’innommable, Kaouther Ben Hania dépasse la reconstitution et l’allégorie pour donner une sépulture narrative à la réalité même.

Et la Tunisie, une fois encore, porte cette mémoire au monde. En 2024, Lotfi Achour signe ‘‘Les Enfants Rouges’’, film dense et sensoriel, huis clos tragique dans lequel un adolescent doit transporter le cadavre de son cousin, assassiné par des terroristes dans les montagnes tunisiennes. Inspiré d’un fait réel, ce récit bouleversant évite la grandiloquence pour toucher à l’intime : la peur, le poids de la mort, la solitude, et la responsabilité imposée à ceux que l’État abandonne. Le film, lauréat du Tanit d’Or aux Journées Cinématographiques de Carthage, puis primé à Amman, devient lui aussi une œuvre de résistance — contre le silence, contre l’amnésie.

Regarder l’horreur en face pour la transformer en lumière

Dans un article publié sur Kapitalis, je soulignais déjà que ‘‘Les Enfants Rouges’’ nous confronte au drame des populations sacrifiées par le cynisme politique et l’oubli collectif. C’est une œuvre qui raconte ce que l’on ne veut pas entendre : que les enfants aussi peuvent porter des cercueils, que les morts parfois reviennent hanter les vivants à travers la caméra.

Ces trois œuvres — une toile, un film minimaliste, un récit initiatique — partagent un même fil rouge : elles transforment l’indicible en mémoire active. Elles ne laissent pas les victimes sombrer dans les marges de l’histoire. Elles défient les criminels par l’élévation symbolique. Elles montrent que l’art, lorsqu’il épouse une cause humaine, devient une arme redoutable, plus tranchante que les discours, plus durable que les fusils.

À l’heure où les conflits s’enchaînent jusqu’à l’indifférence, où la souffrance devient statistique, où le flux incessant des images plus étouffe nos larmes, ces œuvres nous rappellent que l’art n’a pas besoin de sang pour faire couler des larmes. Il n’a pas besoin de discours pour faire entendre un cri. Il suffit qu’il ose regarder l’horreur en face pour la transformer en lumière.

* Historien.

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