La cérémonie commémorative dédiée à la mémoire de l’influenceur trumpiste Charlie Kirk continue d’alimenter les analyses sur la situation qui prévaut aux États-Unis. Elle n’est pas uniquement révélatrice des évolutions que traverse le mouvement Maga comme nous l’avons vu dans un précédent article mais elle en dit long sur la crise qui secoue le christianisme aujourd’hui en Amérique avec des conséquences politiques déterminantes.
Imed Bahri
Deux conceptions contradictoires s’affrontent aussi bien sur la forme que sur le fond. Quand l’une prône la modestie et l’humilité, l’autre adopte un discours arrogant, condescendant et violent. Quand l’une fait l’éloge de la fraternité et de la tolérance, l’autre est dans une logique clivante et agressive.
Des directions opposées
Déjà, il y a quelques mois et bien avant la cérémonie à la mémoire de Kirk, un autre épisode a montré cette division. Lors du décès du pape jésuite François, grand défenseur des populations vulnérables surtout des migrants et farouche tiers-mondiste, il a été fortement critiqué parfois par des propos très déplacés par beaucoup des adeptes américains d’une conception du christianisme aux antipodes de celle du défunt souverain pontife.
Dans une analyse parue dans le Washington Post, Shadi Hamid évoque la profonde division théologique et politique au sein du christianisme américain qui s’était surtout manifestée lors de la cérémonie commémorative de l’activiste conservateur Charlie Kirk, assassiné alors qu’il discutait avec des étudiants de l’Université d’Utah Valley, le 10 septembre, mais au-delà de cet événement, il met le doigt sur une crise qui secoue le christianisme où certains vont même jusqu’à s’en prendre à la morale chrétienne qu’ils considèrent comme relevant de la naïveté.
Une division religieuse
Selon l’auteur, cette division révèle deux visions du christianisme qui orientent la politique américaine dans des directions opposées. L’une, ancrée dans une foi qui prône le pardon et l’amour des adversaires et l’autre qui instrumentalise la religion pour le conflit politique.
Ironiquement, cette division religieuse ne s’est pas produite au sein de l’Église mais plutôt dans un stade de football américain en Arizona où la cérémonie commémorative avait eu lieu.
Hamid souligne que le moment le plus poignant de la cérémonie s’est produit lorsqu’Erica Kirk, la veuve du militant défunt, a annoncé à la foule –composée notamment du président Donald Trump et du vice-président J.-D. Vance– qu’elle pardonnait au meurtrier de son mari sauf que Trump a rejeté catégoriquement cette approche de pardon dès son entrée en scène, déclarant: «Je déteste mes adversaires et je ne souhaite pas leur bien».
Hamid, également professeur-chercheur en études islamiques au Fuller Theological Seminary de Pasadena, en Californie, commente ce conflit de croyances, affirmant qu’il ne s’agit pas simplement d’un désaccord de stratégie politique mais plutôt d’une confrontation avec l’une des questions les plus profondes de la théologie chrétienne : un croyant peut-il «tendre l’autre joue» et rester efficace sur la scène politique démocratique ?
Un combat plus vaste
L’auteur note que la cérémonie commémorative est devenue le microcosme d’un combat plus vaste. D’un côté, il existe une version du christianisme qui prône l’humilité, le sacrifice et l’amour de l’ennemi. De l’autre, il existe un christianisme qui considère les opposants politiques comme des forces démoniaques à vaincre et non à convertir. Il affirme que c’est cette dernière version qu’a adoptée Trump et qui a été défendue par d’autres intervenants lors de la cérémonie.
Selon le WP, des intervenants tels que l’animateur de podcast Jack Posobiec et le secrétaire à la Défense Pete Hegseth ont présenté l’assassinat de Kirk comme un élément d’une bataille cosmique entre le bien et le mal.
Prosélytisme et militarisme
Hegseth a également partagé une vidéo promotionnelle pour le ministère de la Guerre (anciennement le ministère de la Défense) combinant la prière du Christ à des images de soldats américains, de chars et de bombardiers furtifs, symbolisant clairement la convergence de la foi avec le nationalisme et le militarisme.
Du point de vue d’Hamid, ce clivage théologique reflète une crise plus profonde : de nombreux chrétiens pro-Trump ont rejeté les enseignements de Jésus sur le pardon et l’amour de l’ennemi, les jugeant totalement dénués de pertinence politique. Ce fossé religieux entre le message de pardon d’Erica Kirk et les fantasmes de guerre sans fin de Hegseth est plus profond qu’on ne le pense.
Russell Moore, ancien haut responsable baptiste du Sud et farouche critique de Trump, cite des fidèles accusant les pasteurs qui citent Jésus-Christ de tendre l’autre joue de promouvoir des doctrines «obsolètes». Ils demandent : «D’où viennent ces idées libérales?»
Le théologien et prédicateur Greg Boyd, a déclaré: «Dès que les chrétiens ont accédé au pouvoir politique, ils ont commencé à persécuter, voire à tuer, les non-chrétiens».
Rejet de la morale de Jésus
Comme toute autre religion, le christianisme a été façonné par sa propre histoire politique. Ce qui reste frappant, cependant, selon l’auteur, c’est que certains cercles chrétiens américains rejettent ouvertement la morale de Jésus, la jugeant politiquement naïve.
Hamid estime que ce rejet devrait inquiéter quiconque qui a critiqué l’islam pour son imbrication politique. Le christianisme américain est aujourd’hui confronté à sa propre version d’une crise de théologie politique : comment une tradition religieuse centrée sur les notions de sacrifice, d’humilité et d’amour de l’ennemi peut-elle faire face à un monde politique américain de plus en plus chaotique et violent.
Pour expliquer ces changements dans la vision religieuse des Américains, l’auteur rappelle les événements historiques qui ont radicalement changé la relation du christianisme avec le pouvoir d’État et la violence après que l’empereur Constantin l’a adopté dans les années 30 du IIIe siècle après J.-C.
Ces dynamiques refont surface aujourd’hui, alors que certains secteurs du christianisme américain se plient aux impératifs de la politique.
James Wood, professeur de religion et de théologie à l’Université Redeemer au Canada, soutient que les enseignements de Jésus ne sont pas incompatibles avec le recours à la force par l’État pour dissuader le mal, établissant une distinction entre la moralité individuelle et le rôle de l’État.
Cependant, les deux camps affirment s’appuyer sur la Bible. La version chrétienne, qui prône l’amour de l’ennemi, tire son autorité des Évangiles, tandis que l’autre, qui prône le «combat spirituel», s’appuie sur les épîtres de Saint Paul et l’Apocalypse, qui dépeint Jésus revenant avec une épée à la tête des armées célestes.
Hamid estime que la cérémonie commémorative dédiée à Charlie Kirk a marqué un profond changement. Selon lui, ce n’est plus le christianisme qui façonne la politique mais la politique qui le remodèle. Il affirme que la démocratie américaine se trouve confrontée à un paradoxe difficile. Deux versions du christianisme, prétendant toutes deux posséder la vérité divine, luttent pour coexister dans un même espace politique.
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