Partie en signe de soutien à la cause palestinienne, la Flottille maghrébine Soumoud pour la levée du blocus de Gaza a ravivé en Tunisie un débat passionné. Pour de nombreux citoyens, cette initiative incarne la fidélité du peuple tunisien à ses valeurs de justice et de résistance face à l’oppression. D’autres, en revanche, dénoncent ce qu’ils perçoivent comme une opération purement symbolique, coûteuse et sans effet concret sur le terrain. Entre fierté nationale et scepticisme, la flottille met en lumière une question essentielle : jusqu’où la solidarité peut-elle aller dans un contexte de crises multiples et de désillusions politiques? Notre confrère Lotfi Hajji, membre de la flottille et directeur du bureau d’Al Jazeera à Tunis, dont nous avons recueilli le témoignage, nous a raconté, avec émotion et précision, les différentes péripéties de cette aventure humaine et politique hors du commun.
Lotfi Sahli
Une fois les embarcations rassemblées à Tunis, elles ont été rejointes par les unités venues d’Espagne. Après un léger retard de quelques jours dû à des contraintes logistiques, l’ensemble de la flottille a mis le cap sur l’Italie, où d’autres navires de soutien les attendaient pour poursuivre la traversée.
Bien que les membres de la flottille aient été mentalement préparés et briefés sur les différents scénarios possibles, le voyage entre l’Italie et la Grèce a pris une tournure plus tendue. Des drones de l’armée israélienne, dépêchés sur les lieux, ont encerclé les embarcations, effectuant des manœuvres d’intimidation et multipliant les survols à basse altitude dans le but manifeste de saper le moral des participants.
Escalade de tension et assaut israélien
Face à cette escalade de tension, l’Espagne, l’Italie et la Turquie ont dépêché des frégates militaires afin d’assurer la protection et l’assistance des membres de la flottille. Cette présence navale a contribué à apaiser quelque peu la situation, rétablissant un climat de vigilance mais aussi de détermination parmi les participants.
La veille de l’assaut attendu des unités de la marine israélienne, les membres de la flottille avaient anticipé la situation en avançant leur dîner, conscients de l’éventualité d’une intervention militaire. Ils estimaient arriver sur les plages de Gaza aux premières lueurs du jour, vers 5h du matin. C’est alors qu’ils se sont retrouvés encerclés par un nombre important de frégates, accompagnées de zodiacs semi-rigides à grande vitesse, marquant le début d’un face-à-face tendu et décisif en mer.
Les frégates israéliennes ont alors commencé à projeter avec force d’imposants jets d’eau sur les embarcations et même sur les vitres des cabines, dans une tentative évidente de déstabiliser l’équipage et de détourner son attention, afin de faciliter l’assaut imminent sur la flottille.
Une fois l’assaut lancé, des soldats armés jusqu’aux dents, vêtus de tenues de combat, casques à visière et gilets pare-balles, équipés de fusils d’assaut, de grenades et de dispositifs de communication sophistiqués, ont investi les embarcations. Dans un silence absolu, ils ont réclamé à plusieurs reprises : «Qui est le capitaine ?». Puis, méthodiquement, ils ont entamé une fouille minutieuse, scrutant chaque recoin du navire.
Ne parvenant pas à obtenir le nom du capitaine de l’embarcation appelée Anas Al-Sharif, du nom du journaliste d’Al Jazeera tué le 10 août 2025 à Gaza par l’armée israélienne, un soldat israélien a pris le contrôle du pilotage. Les autres membres de la flottille ont alors été contraints de rester à la proue, exposés et vulnérables, tandis que le navire était dirigé sous surveillance étroite.
Les membres de l’embarcation Anas Al-Sharif ont été transférés dans un zodiac, puis ensuite vers une frégate israélienne, leur propre navire ayant subi une infiltration d’eau, qu’ils tentaient de colmater depuis plusieurs heures. À chaque transfert, les intimidations et les fouilles se répétaient, maintenant un climat de tension constante et de pression psychologique sur l’équipage.
Entre-temps, les membres de la flottille ont jeté leurs téléphones portables à la mer, afin d’échapper à une confiscation systématique.
Ben Gvir surgit de nulle part
Tous les activistes ont été emmenés de force au port d’Ashdod, en Israël. À leur arrivée, ils ont été ligotés avec des cordelettes en plastique et contraints de rester accroupis, la tête basse, dans une posture qui soulignait l’humiliation et la tension de la situation.
C’est alors que surgit de nulle part le ministre de la Sécurité, Itamar Ben Gvir, qui les interpellait en anglais en les qualifiant des qualificatifs «terroristes» et «tueurs d’enfants juifs» (sic !). Les activistes répondaient à pleine voix : «Free, Free Palestine !». Le ministre poursuivit ensuite en hébreu, tandis qu’un traducteur relayait ses propos. Malgré la tentative d’intimidation, les participants continuaient, avec détermination et ferveur, à scander : «Free, Free Palestine !»
Les activistes sont restés les mains ligotées pendant environ cinq heures, subissant ensuite une succession de questionnaires, fouilles et insultes, tandis que certains de leurs effets personnels — écouteurs, ceinture, et autres objets — étaient confisqués ou volés. À cela s’ajoutait le froid matinal qui régnait sur le port, accentuant l’inconfort et la tension déjà palpables.
Munis de simples trousses de toilette et vêtus uniquement de t-shirts à manches courtes, les activistes ont subi un interrogatoire rigoureux d’environ trois heures, au cours duquel ils ont dû répondre d’accusations telles qu’«entrée illégale sur le territoire israélien», alors qu’ils avaient été illégalement arrêtés dans les eaux internationales au large de Gaza.
Des avocats, majoritairement issus de la communauté arabe de 1948, mandatés par l’association Adalah — partenaire des organisateurs de la flottille Soumoud — sont intervenus pour souligner que ce «kidnapping» avait eu lieu en haute mer, mettant ainsi en question la légalité de l’arrestation et le cadre juridique de l’intervention israélienne.
A la prison du Néguev
Après l’interrogatoire, les détenus ont été transférés à la prison du Néguev, les mains toujours ligotées et les yeux bandés. Le transport s’est effectué dans des bus inconfortables, rappelant davantage ceux utilisés pour le transport d’animaux, accentuant le sentiment d’humiliation et de privation auquel les activistes étaient confrontés.
À leur arrivée en prison, ils ont été à nouveau fouillés et presque dépouillés de leurs vêtements personnels. On leur a ensuite attribué des t-shirts, des joggings et des mules en plastique, uniformisant leur tenue de manière sommaire et accentuant le caractère impersonnel et humiliant de leur détention. Malgré ces conditions, ils ont gardé la tête haute, témoignant de leur détermination et de leur engagement, refusant de laisser l’intimidation briser leur esprit.
S’en sont suivies les prises de photos, de poids et une série de questions de routine, marquant les formalités administratives initiales de leur détention. Les détenus ont ensuite été assignés à leur cellule, où treize personnes partageaient des lits superposés, illustrant la promiscuité et la rudesse des conditions carcérales.
Trois jours sans sommeil ni nourriture
Après un marathon de trois jours sans sommeil ni nourriture, les détenus ont pu se reposer quelque peu durant la journée. Mais le soir, leur repos a été interrompu à trois reprises : une première fois pour un changement de cellule, une seconde pour les prises de photos et de mesures, et une dernière fois pour répondre aux questionnaires administratifs. En milieu de journée, un repas composé de riz et de légumes leur a été présenté, mais il a été refusé, les détenus étant en grève de la faim, exprimant ainsi leur protestation et leur détermination.

Ce calvaire s’est conclu par le transfert des détenus dans les mêmes bus jusqu’à l’aéroport d’Eilat, dans l’ignorance de leur destination, totalement coupés du monde extérieur. Toujours vêtus de leurs tenues de prison, ils ont gravi les escaliers de l’avion affrété par une compagnie aérienne turque, marquant la fin de cette épreuve éprouvante mais laissant intacte leur détermination et c’est dans l’avion, alors que le vol venait de commencer, que l’équipage leur a restitué leurs passeports, marquant le premier geste de normalisation après ces jours d’humiliation et de privation
À la question du mot de la fin, Lotfi Hajji a répondu avec lucidité et émotion : sur le plan professionnel, il estime avoir assumé pleinement son devoir de journaliste, tout en reconnaissant avoir frôlé le pire, rappelant que son sort n’était pas plus enviable que celui de ses collègues tombés sur le terrain.
Sur le plan humain, il retient une expérience unique, partagée avec des personnes courageuses venues des quatre coins du monde, toutes profondément sensibles à la cause palestinienne. Et s’il devait revivre cette aventure, il plaisante sur les six kilos perdus, mais affirme qu’il serait prêt à repartir sans hésitation.
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