Dans son livre ‘‘L’Algérie, ma mère et moi’’ paru le 8 octobre 2025, Smaïn Laacher revient sur une histoire intime qui résonne bien au-delà de sa seule biographie. Tout commence par une phrase de sa mère, répétée au fil des années comme une sentence douce-amère : «La France a mangé mes enfants». Une parole sans colère, sans rancœur, mais traversée d’une immense résignation. Cette phrase incarne à elle seule la déchirure silencieuse qui habite le livre : celle d’une femme restée prisonnière de son Algérie d’avant, et d’un fils devenu homme dans une France républicaine et savante.
Djamal Guettala
Laacher grandit dans le bonheur d’une école qui l’intègre et le propulse vers la recherche, mais sa mère, elle, «est restée figée dans l’imaginaire de son pays de naissance». Entre eux, une distance s’installe, sourde, invisible. «Nous n’habitions plus le même monde», écrit-il. Le cœur du livre est là : comprendre comment une mère et un fils, liés par l’amour, se retrouvent séparés par les langues, les gestes, les horizons.
L’extrait consacré à la mort de la mère est l’une des séquences les plus fortes du récit. Il écrit : «Il est 2 h 30 du matin. Je reçois un SMS de mon frère. Je sais avant de le lire. On ne reçoit pas de texto à 2h30 du matin.»
Tout s’arrête. L’annonce n’est pas un choc, mais un basculement. «Voilà, c’est fini, elle ne souffrira plus», pense-t-il d’abord. Mais la disparition ouvre surtout un gouffre intérieur : «Le voyage dans la vie n’est plus le même. Elle s’est arrêtée, et moi je continue.»
Une femme empêchée par une vie de labeur
Dans ces pages de grand dépouillement, Laacher expose la mécanique de ses regrets et de ses remords. Le regret d’avoir pu faire «mieux et plus». Le remords d’avoir parfois laissé transparaître une forme d’impatience, même d’arrogance savante, face à une femme empêchée par une vie de labeur, les non-dits, l’exil, l’absence de maîtrise de la langue française. Elle répétait : «Je sais pas, je sais pas», mélange de français approximatif et d’arabe familier. Pour lui, cette phrase devient aujourd’hui le signe d’une humiliation intériorisée : «Vous, vous savez tout ; moi, je ne sais jamais rien.»
La scène des obsèques apporte une dimension presque cinématographique au récit. Le lecteur assiste à ce moment de vérité où les identités religieuses, sociales, culturelles se croisent et se contredisent. L’auteur raconte : «Nous formons un arc de cercle. Nous sommes une petite vingtaine. Pas exclusivement des musulmans.»
Les rites se confrontent aux gestes spontanés, aux maladresses, aux ignorances. La famille jette des poignées de terre ? Non, ils ne savent pas. Les femmes doivent rester derrière ? Sa sœur s’avance malgré tout. Contre toute attente, l’imam lui fait signe d’approcher, défiant la tradition pour un geste d’humanité simple : permettre à une fille de recouvrir la tombe de sa mère.
Un autre moment suspendu surgit lorsqu’un bouquet est déposé sur la tombe – geste rare dans les enterrements musulmans : «Les anciens employeurs de ma mère ont déposé un joli bouquet au pied de sa tombe.»
Ce geste inattendu marque la vie française de cette femme qui n’a jamais tout à fait trouvé sa place, mais dont la présence a profondément touché ceux qui l’ont côtoyée.
Un livre pudique, lucide et déchirant
Le livre est traversé d’une question fondamentale : qu’est-ce qui sépare une mère de son fils ? Les langues, les non-dits, l’exil ? Ou bien la lente transformation de l’un qui accède à un monde intellectuel, abstrait, théorique, quand l’autre reste arrimée à la survie, aux gestes simples, à une Algérie idéalisée ?
Laacher parle d’un «récit d’ego-sociologie». Il observe la relation filiale comme un terrain d’enquête, où les émotions sont traitées avec la même rigueur que les phénomènes sociaux. Pourtant, le livre n’est jamais sec. Il reste charnel, tremblé, pudique. On sent, derrière chaque réflexion, un fils qui tente de réparer ce qui ne peut plus l’être.
L’un des passages les plus puissants est peut-être celui où il reconnaît, avec une sincérité déchirante : «Sûrement elle avait besoin de moi et moi j’étais à ses yeux un présent-absent.»
Toute la force du livre tient dans cet aveu : l’amour était là, mais sans langage commun pour l’exprimer.
Avec ‘‘L’Algérie, ma mère et moi’’, Smaïn Laacher livre l’un de ses textes les plus humains. Ce n’est pas seulement l’histoire d’une migration, d’un décalage culturel, d’un fossé linguistique. C’est l’histoire d’une femme qui a traversé la vie en silence, et d’un fils qui tente, après coup, de lui rendre justice par l’écriture.
Smaïn Laacher est sociologue, Professeur émérite à l’université de Strasbourg. Il a été de 1998 à 2014 Juge assesseur représentant le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à la Cour nationale du droit d’asile (Paris). De 2019 à 2023, il fut président du conseil scientifique de la Délégation Interministérielle à la Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Il est actuellement directeur de l’Observatoire du fait migratoire et de l’asile de la Fondation Jean-Jaurès. Son dernier ouvrage, ‘‘L’immigration à l’épreuve de la nation’’ (éd. L’Aube, 2024).



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