L’auteur, interprète et écrivain tuniso-belge, se remémore, dans cet article, un moment inoubliable de sa carrière, lorsqu’il a fait l’interprète de feu président Yasser Arafat lors d’une interview avec la télévision belge, au lendemain des accords d’Oslo. Cela remonte à 30 ans jour pour jour, le 22 novembre 1993.
Par Khémaïs Gharbi *
Il y a 30 ans, jour pour jour, je me retrouvai au cœur d’un événement historique, avec la mission de haut niveau d’interpréter pour le président Yasser Arafat lors de sa première interview à Bruxelles, juste après les accords d’Oslo.
Le poids de cette mission, pour laquelle j’ai été informé seulement deux jours auparavant, était considérable.
La veille de cette prestation mémorable, le service de protection des hautes personnalités me contacta pour me donner les consignes de sécurité. Il me fut confirmé aussi que je serais seul dans la cabine des interprètes, une décision prise d’un commun accord entre les missions diplomatiques arabes et le ministère belge des Affaires étrangères. Des raisons purement linguistiques, m’avait-on précisé, «nous conduisent à ne désigner qu’un seul interprète pour mieux saisir toutes les nuances des propos du président Arafat. Vous êtes l’interprète de conférence le plus âgé et, par conséquent, le plus expérimenté dans ce domaine.» Le choix est tombé sur moi.
Périlleuse mission
Dans mes bagages, j’avais, entre autres, en effet, trois interprétations de haut niveau : une pour le Colonel Mouammar Kadhafi deux jours après le bombardement de Tripoli par l’armée américaine en 1986, pour le compte du journal télévisé belge. La deuxième pour le président Anouar Sadate en 1973 et last but not least, une consécutive à une déclaration du président Gamal Abdel Nasser suite à l’affrontement sur presque toute la longueur du canal de Suez au mois de septembre 1968 entre des artilleries israéliennes et égyptiennes, au point qu’on avait cru à une reprise des hostilités entre les deux pays.
Cette nouvelle et périlleuse mission me plongea d’emblée dans une situation de stress intense, rendant difficile la poursuite de mes traductions habituelles. Même après une longue carrière, un interprète est toujours à la merci d’une mauvaise prestation, d’une erreur, d’un lapsus, et toute sa carrière pourrait être compromise.
Suivant les conseils d’un confrère chevronné, Jean-Bernard Quicheron, qui avait interprété, lui, successivement Mitterrand et Chirac aux conseils européens, je consacrai l’après-midi précédant l’événement à nager à la piscine, espérant ainsi trouver l’équilibre intérieur souhaité.
Le jour J, je devais être au Palais d’Egmont à 10 heures précises. Dès 6 heures du matin, j’étais sous la douche, fredonnant des chants patriotiques pour me donner de l’assurance et entrer déjà dans l’ambiance. À 7h30, après avoir terminé mon petit-déjeuner avec ma femme, je rejoignis mon bureau au rez-de-chaussée pour me plonger dans une sorte d’échauffement cérébral. Ouvrant mon poste de radio sur la BBC en arabe, radio Le Caire ou France inter, j’essayai d’interpréter tout ce qui parvenait à mes oreilles en état d’éveil maximum.
Le moment de l’événement approchant, je revêtis mon costume, nouai une cravate soigneusement ajustée par Moune, accompagné d’un bisou et des encouragements habituels : «Bonne chance, n’oublie pas que tu es le meilleur.»
Au moment de quitter la maison, elle me tendit son appareil photo avec l’espoir d’immortaliser cet événement historique, bien qu’elle sût que je serais confiné dans la cabine d’interprète, sans contact direct avec les orateurs, quels qu’ils fussent.
Consignes de sécurité
Le trajet vers le Palais a été minutieusement planifié, suivant les consignes de sécurité. Arrivé à environ deux kilomètres de ma destination, je suivis les consignes avec précision, déclenchant trois coups de klaxon à un endroit précis, signalant le début de la phase finale de mon trajet. Un appel de phare d’une voiture banale qui me suivait m’avertit qu’elle allait passer devant pour me conduire à une entrée secondaire du Palais.
Le Palais d’Egmont me sembla rempli de beau monde : ministres, députés renommés, chefs de parti politique et des agents de sécurité en grand nombre. L’un d’entre eux se détacha des autres et me conduisit directement à mon poste de travail.
Arriva le moment fatidique. Tout le monde prit place guidé par un responsable du service du protocole. De ma cabine vitrée, je voyais tout et j’observais tout, excité par cet événement et heureux d’être là où j’avais souvent rêvé de m’y trouver. Je distinguai deux salons en enfilade, un petit où le président Arafat venait d’entrer en compagnie du représentant de l’OLP en Belgique, monsieur Chawki Armali. Ils furent suivis de près par le journaliste vedette de la télévision belge, monsieur Frédéric François. L’autre salon, plus grand, semblait accueillir des personnalités du monde politique : ministres, hauts fonctionnaires belges et européens en très grand nombre.
Avant le début de l’interview, le représentant de l’OLP, Chawki Armali, fut prié discrètement de quitter la salle par le responsable du protocole. Il fut informé, à ce moment-là seulement, que ce ne serait pas lui qui allait servir d’interprète au président Arafat. De ma cabine, j’entendais tout. Le président Yasser Arafat demanda alors qui allait se charger de cette mission. On lui répondit qu’un professionnel agréé par toutes les ambassades arabes était déjà en cabine. On l’invita ensuite à mettre le casque des écouteurs.
Le journaliste testa le micro en ma direction : «Monsieur l’interprète, m’entendez-vous ?» «Je vous entends parfaitement, monsieur», lui répondis-je. Il fit un signe au président Arafat qui s’adressa à moi en arabe : «Bonjour, m’entendez-vous, monsieur ?» «Oui, je vous entends parfaitement, monsieur le président.»
La première question du journaliste nous surprit tous par sa rapidité et sa singularité. «Monsieur le président, je m’attendais à vous voir en tenue civile, mais vous avez gardé votre uniforme militaire. Êtes-vous un chef de paix ou un chef de guerre?»
Le contexte est posé, et l’atmosphère pour cette interview historique est clairement définie. Il me fallait briller et être à la hauteur. En l’espace de quelques minutes, je me retrouvai plongé dans l’environnement familier de ma profession d’interprète. Les préoccupations liées à la politique, aux personnalités médiatiques, aux édifices gouvernementaux et aux responsables politiques avaient rapidement disparu de mon champ intellectuel.
Il ne resta plus en cabine et dans ma tête qu’un technicien maîtrisant deux langues, l’arabe et le français. À moi d’être l’horloger méticuleux, garantissant une transmission précise et fidèle d’un échange crucial scruté par des millions de personnes. Chaque nuance de langage fut capturée par mon cerveau avec une précision impeccable, et ma voix la restitua avec la même précision, car toute erreur de ma part aurait été imputée à l’illustre orateur qui s’exprimait par mon seul truchement. Mon souci obsessionnel de perfection avait pris les rênes de mon vocabulaire.
Aucune hésitation n’est permise
À ce moment-là, je m’étais dit que c’était l’occasion ou jamais de me surpasser. Dans le choix des mots, aucune hésitation ne m’était permise. Mes phrases sortirent de ma bouche claires et limpides et en parfaite adéquation avec le discours de mes deux interlocuteurs. En tant qu’unique interprète, l’absence d’un collègue à mes côtés n’avait pas été ressentie comme une lacune. Au contraire, il n’y eut aucune divergence dans la terminologie employée, car je fus le seul maître à bord, naviguant dans l’océan des mots en capitaine au long cours, en grande souplesse, sans la moindre fatigue.
Même lorsque le journaliste, en plein entretien, demanda au président s’il souhaitait une pause après trente minutes d’échange soutenu, me posant la même question, ma réponse fut en parfaite cohérence avec celle du président. Je lui répondis être en pleine forme, prêt à rester aussi longtemps que nécessaire.
À la fin de cette interview mémorable, le Président Arafat souhaita me rencontrer pour exprimer sa gratitude sur ma parfaite maîtrise de la langue arabe. Monsieur Frédérik François eut la gentillesse d’en faire de même et m’invita dans la foulée à rejoindre son équipe au journal télévisé pour les assister dans le montage, car cette interview sera diffusée à 20h.
Cette opportunité m’a permis de solliciter un souvenir du président qui me fut accordé immédiatement.
Je saisis l’appareil photo de Moune et le tendit à l’un des gardes du corps, figeant ainsi ce moment historique pour la postérité.
Bruxelles, le 22 novembre 2023
Donnez votre avis