Que fut Nasser? Un nationaliste arabe? Un patriote égyptien? Un tiers-mondiste militant? Un dictateur ambitieux, cynique et avide de pouvoir? Un agent américain? Un nouvel Hitler? Il est utile de se le demander tellement les avis ont divergé sur la question.
Par Dr Mounir Hanablia *
Ce qui est certain c’est que le raïs a établi des relations amicales et même confiantes (selon Miles Copeland **) avec des membres de la CIA ou du Département d’Etat tels Kermit Roosevelt, le tombeur du Dr Mossadegh, l’ancien premier ministre iranien, qu’il recevait chez lui et avec qui il entrait souvent en discussion. Ils l’auraient même mis en contact avec Otto Skorzeny, un ancien agent secret allemand et la propagande israélienne en avait fait ses choux gras. Nécessité oblige, dira-t-on. L’émetteur radio de Sawt A-Arab (Voix des Arabes) acheté grâce aux deniers de l’oncle Sam et pour lequel Nasser bâtit la tour de la Radio du Caire constitue la preuve matérielle de cette collaboration qui semble avoir débuté avant même le coup d’Etat qui abattit le roi Farouk.
Les sables mouvants de la politique moyen-orientale
Les Américains estimaient nécessaire un changement de régime au Caire inféodé aux britanniques et ne voulaient pas d’une révolution populaire. Ils ont donc trouvé ce qu’ils recherchaient avec les officiers libres, qui étaient suffisamment antibritanniques pour exiger le départ des Anglais, suffisamment anticommunistes pour ne pas s’allier aux Soviétiques, et suffisamment réalistes pour s’abstenir de toute guerre contre Israël.
Évidemment avec l’accord de désengagement du Canal de Suez de 1954, imposé par les Anglais et leur laissant toute latitude de revenir dès lors que la Turquie serait attaquée, avec, autre exigence anglaise, l’indépendance du Soudan, avec le refus égyptien de s’engager dans le Pacte de Bagdad, c’est le facteur anglais qui a déterminé l’implication de Nasser dans les sables mouvants de la politique moyen-orientale et il a trouvé dans le nationalisme arabe l’opportunité de donner corps à son opposition. Dès lors, la Voix des Arabes et l’émetteur fourni par les Américains n’ont cessé de porter des coups aux Anglais et à leurs alliés Nouri Said et le Roi Hussein de Jordanie.
Il faut reconnaître que les rapports personnels ont joué un rôle politique important. Ainsi le ministre britannique des Affaires étrangères n’avait pas supporté de l’entendre rire quand étant en conférence, ils avaient appris le revirement de la Jordanie contre la volonté anglaise et son renoncement à adhérer au pacte de Bagdad. Et puis, il y eut le fameux rire de Suez qu’Anthony Eden considéra comme une insulte après la nationalisation du Canal.
Quant à Christian Pineau, le ministre français des Affaires étrangères, la capture par les Français de résistants algériens entraînés en Egypte deux mois après s’être entendu jurer sur l’honneur qu’il n’en était rien, lui avait fait considérer le raïs comme un personnage peu crédible et dénué de scrupules.
Le péché d’orgueil du raïs égyptien
Il ne faut cependant pas exonérer le raïs du péché d’orgueil. Il n’avait pas apprécié de se voir critiqué par l’ambassadeur américain peut être un peu éméché durant un cocktail, pas plus que son absence lors de son retour triomphal de la conférence des non-alignés de Bandung. Cependant c’est bien lui qui en avait ouvert la porte de la conférence aux représentants algériens Ait Ahmed, Yazid et Lahouel, qui recherchaient des appuis internationaux au FLN algérien. Et c’est par le biais de Zhou Enlai qu’il a pu obtenir de la Tchécoslovaquie avec bien sûr l’assentiment soviétique, l’armement qu’il jugeait nécessaire à la défense de l’Egypte après «l’incursion» israélienne à Gaza en 1955 (déjà ?).
Nasser voulait le barrage de retenue d’eau à Assouan pour développer l’agriculture et l’électrification du pays et il voulait des armes pour se défendre contre les Israéliens. Les Américains ont subordonné l’un et l’autre à un accord de paix avec Israël et il s’est ainsi tourné vers les Soviétiques. C’est pour subventionner la construction du barrage qu’il a nationalisé le Canal de Suez.
Il reste à savoir si les Américains agissant ainsi n’avaient pas en vue la réaction de Nasser et la crise internationale qui affaiblirait les anciennes puissances coloniales anglaise et française au point de les chasser du Moyen-Orient et du Maghreb. Toujours est-il qu’il s’attendait à une attaque anglo-française, mais nullement à celle d’Israël, et en cela il semble avoir partagé l’analyse américaine.
Finalement ce sont ces mêmes Américains associés aux Russes, en pleine guerre froide, qui ont exigé et obtenu le retrait des trois pays assaillants, permettant ainsi au raïs d’obtenir une victoire diplomatique de grande ampleur et d’acquérir cette stature de héros, de l’Océan au Golfe. Mais en fin de compte, avec la doctrine Eisenhower, les Etats Unis se donnaient l’opportunité de remplacer au Moyen-Orient le parapluie anglais désormais troué, et d’envoyer les Marines parader à Beyrouth en 1958 pour protéger Camille Chamoun et le Roi Hussein, après la révolution irakienne et le lynchage de Nouri Saïd.
Les Etats-Unis tombent le masque
Comment dès lors Nasser en est-il arrivé à la guerre des Six jours de Juin 1967? sans doute se jugeait-il encore une carte indispensable du jeu américain. En réalité, à Washington, on ne voulait plus du neutraliste tiers-mondiste ni du nationaliste arabe unioniste de la République arabe unie. C’était le précipiter dans les bras des Soviétiques une nouvelle fois, mais après Juin 1967, les Etats-Unis avaient jeté le masque.
On peut donc comparer Nasser à Fidel Castro; tous deux avaient bénéficié du soutien américain pour prendre le pouvoir et tous deux avaient été des autocrates, étaient devenus anti-impérialistes, tous deux avaient fini dans l’alliance soviétique, l’un, Nasser, par patriotisme égyptien, l’autre, Castro, prétendument par conviction idéologique, tous deux avaient finalement servi de prétexte à l’impérialisme américain qu’ils prétendaient combattre pour asseoir sa présence dans leurs zones respectives.
Mais si on en revient à la question essentielle, sur le mobile qui a animé le raïs dans toutes les entreprises dans lesquelles il s’est engagé à la tête de son pays, on répondra sans grande chance de se tromper que sa haine de l’Angleterre, qui avait asservi son pays depuis la révolution de Orabi en 1882 et créé l’Etat d’Israël, n’y a pas été pour rien.
* Médecin de libre pratique.
** Voir son livre ‘‘The Game of Nations: The Amorality of Power Politics’’ (éd. Simon & Schuste, New York, 15 mai 1970, 317 pages), où un ancien officier de la CIA décrit comment se joue le jeu de l’espionnage, en faisant particulièrement référence à l’Égypte de l’ère Nasser.
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