Roland Dumas, décédé mercredi 3 juillet 2024, aura été, incontestablement, un homme d’État et grand ministre des Affaires étrangères, l’un des plus illustres de la France contemporaine.
Chedly Mamoghli *
L’avocat chevronné, qui défendit la cause des militants du FLN algérien devant les tribunaux français, saura se muer en habile et brillant diplomate. Il faut avoir lu ses mémoires ‘‘Coups et blessures, 50 ans de secrets partagés avec François Mitterrand’’ pour voir l’étendue du travail qu’il avait accompli lors de ses deux passages à la tête de la diplomatie française d’abord de décembre 1984 à mars 1986 puis de mai 1988 à mars 1993 et avant en tant que ministre délégué aux Affaires européennes de décembre 1983 à décembre 1984. Il œuvrera à consolider les relations avec l’Allemagne bien que ce n’était pas facile pour lui étant donné que son père a été fusillé par les Allemands lors de seconde guerre mondiale.
Polyglotte, parmi les langues qu’il maîtrise figure l’allemand avec l’anglais et le russe, et il saura tisser une relation forte avec son homologue allemand Hans-Dietrich Genscher avec lequel il constituera un tandem.
Dumas sera aussi le Monsieur Monde arabe par excellence de Mitterrand qui contrairement à Jacques Chirac ne vouait pas un grand intérêt pour les pays arabes à l’exception de l’Égypte dont l’histoire pharaonique le fascinait jusqu’à la fin de ses jours et considérait Hosni Moubarak comme son ami.
A la rencontre des parias… de l’Occident
C’était donc Roland Dumas qui ira à Tripoli pour rencontrer Mouammar Kadhafi alors infréquentable sur la scène internationale et véritable paria pour les pays occidentaux. Il saura également retisser les liens avec la Syrie d’Hafez el Assad et nouer des relations personnelles avec cet homme de nature très distante et froide. Il écrira: «Mitterrand m’avait chargé de nous rabibocher avec Hafez El-Assad». Il sera reçu par ce dernier à deux reprises sept heures durant. «C’était la première fois que ça se produisait», rappelle Dumas qui ajoute après avoir donné un aperçu sur la teneur des échanges: «J’avais établi une relation personnelle avec l’un des chefs d’État les plus insaisissables. Mitterrand était bluffé.»
Dans son livre, un véritable pavé de plus de 500 pages, il évoquera aussi l’URSS et sa dislocation, Gorbatchev, les pays de l’Europe de l’Est, le Cambodge, les relations avec Washington, Margaret Thatcher, la rencontre avec Habib Bourguiba alors âgé et diminué qui évoquera Pierre Mendès-France avec émotion et évidemment François Mitterrand dont il aura été le grand ami et le compagnon de route. Le futur président français sera d’ailleurs le premier membre du gouvernement français à se rendre à Tunis au lendemain de la proclamation de l’indépendance de la Tunisie, le 20 mars 1956, en tant que ministre de l’Intérieur. C’était en pleine crise entre la France coloniale et le FLN algérien, dont la direction siégeait à Tunis. L’incident diplomatique ne put d’ailleurs être évité, et Mitterrand en témoignera plus tard dans sa biographie écrite par le journaliste Franz-Olivier Giesbert ‘‘François Mitterrand, une vie’’, paru en 1997.
Un résistant de la première heure
À la fin de sa présidence, Mitterrand nommera Dumas président du Conseil constitutionnel. Son ami de quarante ans aura été aussi un grand avocat notamment des artistes dont Picasso qui le chargera de restituer le jour venu Guernica à l’Espagne. C’est ce qu’il fera à titre posthume une fois le régime franquiste tombé et la monarchie constitutionnelle instaurée. Il fut aussi journaliste. Il écrira: «Entre 1949 et 1955, j’ai exercé la profession de journaliste à l’Agefi (agence économique et financière) ainsi qu’au journal L’Information parallèlement à mes activités d’avocat». Et avant tout cela, il fut résistant dans sa jeunesse dans le Limousin (sa région d’origine), d’ailleurs à la Libération, il recevra la Croix de guerre et par la suite il sera l’un des plus jeunes députés de la IVe république.
Une vie riche, pleine et bien accomplie mais le tourbillon de l’affaire Elf lui ternira sa réputation avec un acharnement médiatique sur fond de règlements de compte tout sauf innocent. La cour d’appel de Paris l’avait blanchi, le 24 janvier 2003, des accusations formulées à son encontre. Après cet épisode éprouvant, il continuera d’exercer en tant qu’avocat et suivra avec lucidité et justesse l’évolution des relations internationales. D’ailleurs, ses positions qui ne s’inscrivaient pas dans le conformisme et le politiquement correct dérangeaient souvent sa famille politique d’origine à savoir les socialistes et les médias avec lesquels il a pris ses distances. Il résidera jusqu’à la fin dans sa maison de l’Île Saint-Louis, au cœur de Paris, qui fut jadis l’atelier de la sculptrice Camille Claudel.
Roland Dumas vient de tirer sa révérence à 101 ans après avoir traversé le siècle et restera comme l’un des plus illustres ministres français des Affaires étrangères et l’un des principaux protagonistes d’une politique étrangère gaullo-mitterrandienne équilibrée et singulière hélas révolue et pas seulement mal incarnée aujourd’hui. Paix à son âme.