Depuis le plaidoyer engagé de Tahar Haddad, et le «féminisme» institutionnalisé de Habib Bourguiba, tout indique qu’au sujet de l’émancipation économique de la femme, la Tunisie recule plutôt que d’avancer. Et les signes ne trompent pas…
Moktar Lamari *
Comme si on avance en reculant! Aujourd’hui, l’exclusion des femmes de la plupart des espaces publics populaires, jumelée à un discours toxique favorisant le mâle et dénigrant la femme, sont des facteurs qui privent les femmes et la société tunisienne dans son ensemble des clefs d’une modernité apaisante, innovante et économiquement rentable.
Pis encore, cette masculinité toxique prive l’économie d’au moins de 2 à 4 points de PIB, annuellement. Commençons par le discours toxique!
«Birjoulia…», le mot clef!
Le discours ne trompe pas. Qu’ils soient des universitaires, des politiciens ou simples vendeurs au marché du gros, ils ponctuent leur discours par le terme «birjoulia» pour dire qu’on se parle entre des «mâles», des mecs, et pour dire notamment qu’on est plus fiable ainsi.
Implicitement, on sous-entend que la gente féminine ne peut pas être aussi crédibles que la gente masculine.
Un discours de masculinité malsain que tu écoutes partout. Une rhétorique diffuse, rodée et qui intériorise, dans le système éducatif et dès la petite enfance, des jeunes tunisiens, la «supériorité du mâle».
Le patriarcat en grandeur nature. Une misogynie ancrée dans les représentations sociales. Comme si, tout ce qu’ont fait Tahar Haddad, et Bourguiba après, s’est évaporé durant la décennie dominée par les islamistes de Ghannouchi, 2011 à 2021.
L’islam politique a déconstruit les concepts et les nouvelles ambitions apportées par Haddad, Habib Bourguiba et bien d’autres penseurs modernistes avant eux.
Il suffit de voir le paysage social qui nous entoure.
Où sont les femmes?
Dans les cafés qui pullulent dans les ruelles, dans les quartiers, les riches comme les pauvres, la gente masculine ne cède pas un iota aux femmes. Idem, dans les bars, les restaurants, les places publiques des quartiers populaires. Les rares femmes sont accompagnées par au moins un homme adulte. L’exception qui confirme la règle.
Évidemment, celles qui s’y aventurent sont minoritaires et elles s’exposent aux regards fixes des hommes occupant ces lieux, où on n’hésite pas à taxer les femmes qui osent transgresser ces règles de toutes sortes d’adjectifs péjoratifs, insultes et de jugement de valeurs dégradants. Évidemment d’une autre époque.
Dans les marchés, dans les souks hebdomadaires…, les femmes sont de facto exclues et ne sont pas admises, au même titre que l’homme, comme vendeuses ou intermédiaires. Comme preneuses de décision, autonomes et totalement en contrôle de leur corps et activités sociales, elles cessent d’être crédibles, puisque souvent privées de comptes chèques, de salaires réguliers ou de statut économique digne de respect.
L’économie en paie les frais
Elles sont de plus en plus voilées depuis la décennie des Frères musulmans au sommet de l’Etat.
Dans les plages, dans les souks, dans les lieux publics, elles tentent de passer inaperçues.
Et quand on regarde les choses de façon microéconomique, on comprend mieux les freins qui plombent les femmes en Tunisie et les ferrent dans des rôles de subalternes, de marginales, reproduisant les stéréotypes ancestraux.
Trois femmes sur quatre ne sont pas totalement intégrées dans le marché du travail formel. Quatre femmes sur cinq n’ont pas un compte bancaire.
Elles sont le plus souvent privées de leur juste part dans les héritages ancestraux (terres, biens, bijoux, économie, etc.). Au mieux, elles ont la moitié de la part d’héritage de leur frère. Et cela en dit long sur l’état de la modernisation ou les ambitions des droits démocratiques revendiqués en Tunisie.
Dans les zones rurales, les contrées éloignées, soit les deux-tiers du territoire tunisien, elles sont retirées de l’école plus tôt que les garçons et ainsi privées des chances qu’offre l’éducation, parce que l’école est loin, ou encore parce que les parents ne veulent pas exposer leurs filles aux risques de viols, de violences ou encore de harcèlement par ces hommes qui ne veulent pas autrement les femmes et les jeunes filles que des objets sexuels.
Donc, de facto, la Tunisie se prive des activités économiques de 4 femmes sur cinq.
L’absence de mixité dans les espaces publics prive l’économie d’au moins 2% de PIB. Les femmes ne peuvent pas, dans la plupart des régions du pays, entrer dans un café plein d’hommes pour se payer une bouteille d’eau ou un thé comme tout le monde. Et même si elles osent entrer, elles doivent être souvent accompagnées par un homme. Elles ne peuvent pas de facto se payer une chicha ou un verre de vin, sans se faire traiter de légère … ou quasiment de p…te.
Un recul démocratique
Et cette réalité culturelle, teintée d’une couche de radicalisme religieux font que la Tunisie a reculé depuis Tahar Haddad qui a son époque, il y a presque un 80 ans, a revendiqué l’émancipation de la femme.
Des milliers de touristes amis de notre pays évitent de visiter cette Tunisie-là, prétendument en transition démocratique, mais en recul au regard des droits de la femme, et des codes permettent à celles-ci d’accéder à tous les espaces publics, à détenir un compte bancaire, à hériter équitablement ou encore à se montrer sur une plage comme tout un chacun, voulant bronzer, profiter de l’eau salée de la mer ou simplement passer du bon temps.
Déconstruire la masculinité toxique, ouvrir plus d’espaces publics aux femmes et aux jeunes filles n’est pas seulement nécessaire, mais c’est rentable économiquement pour la société dans son ensemble.
On verra si les candidats aux élections présidentielles du 6 octobre sont capables de développer une vision stratégique liant la lutte contre cette masculinité toxique aux ambitions d’inclusion et d’émancipation des nos femmes : mères, sœurs, épouses et filles.
* Economiste universitaire.
Blog de l’auteur: Economics for Tunisia, E4T