Il suffit d’examiner les dessous de la filière laitière en Tunisie pour se rendre compte de l’énorme gaspillage des ressources alimentaires du pays dans le seul intérêt des magnats de l’agroalimentaire. Car cette situation n’est pas spécifique au lait, plusieurs autres ressources alimentaires étant sous le contrôle d’une ou deux individus très influents : Monsieur huile d’olive, Monsieur dattes, Monsieur piment, etc.
Par Mohamed Rebai *
Le marché tunisien est tellement exigu que des individus sont capables de contrôler par un simple claquement de doigts des filières entières. Les autorités publiques, qui subissent les diktats de ces escrocs au col blanc, devraient réagir pour mettre fin à cette situation avant d’en devenir les esclaves consentants sinon des complices actifs.
Présentation du secteur laitier
Selon l’Observatoire national de l’agriculture (Onagri), les quantités de lait produites en Tunisie se sont élevées au cours de l’année 2021 à 1,474 milliard de litres, en augmentation de 3,8% par rapport à 2020, soit l’équivalent de la consommation nationale dans ce domaine.
Cependant, le manque à gagner pourrait être estimé à plus de 80% eu égard le fort potentiel de production, lequel est dûment verrouillé pour maintenir les prix à la consommation.
Le marché juteux du lait est tenu par deux barons de l’économie de rente. Bénéficiant de larges autorisations administratives et d’importantes facilités bancaires, ces derniers verrouillent les sources d’approvisionnement (centres de collecte) et contrôlent ainsi le produit en amont et en aval.
Beaucoup de petits éleveurs qui subissent les retombées négatives de ce système verrouillé sont obligés de déverser une partie de leur production de lait dans la nature afin de maintenir les prix à un niveau viable. La pénurie du lait que l’observe de temps à autre dans notre pays est donc un problème de distribution et non de production.
En Tunisie, l’élevage bovin représente une composante importante de la production agricole et de l’économie nationale. Il a été classé parmi les secteurs prioritaires du fait qu’il assure deux produits stratégiques, le lait et la viande.
Le secteur laitier occupe lui aussi une place importante et joue un rôle déterminant sur les plans économique et social, puisque le nombre d’éleveurs laitiers est estimé à 112 000, dont la majorité sont des moyens et des petits éleveurs.
Les énormes potentiels du pays
Pour les besoins de ma démonstration, je vais axer mon analyse sur le gouvernorat de Kairouan, où je vis et que je connais bien. Dans ce gouvernorat, les périmètres irrigués couvrent 53.052 ha, ce qui représente 12% de la superficie nationale irrigable et permet à la région d’occuper la première place à l’échelle nationale en terme de superficies irrigables.
Les agriculteurs semblent stabiliser leur système autour d’un chargement situé autour de 4 vaches laitières par ha. Ce qui donne une capacité de 212 208 vaches laitières (53 052 x 4).
Une vache laitière produit en moyenne 28 litres de lait par jour sur une période de 10 mois soit 8 400 litres/an (28 x 300 j). 212 208 vaches laitières produiront donc 1 782 547 200 litres/an (212 208 x 8 400).
Or, d’après l’Institut national de la statistique (INS) la consommation de lait par habitant est de 110 litres/an. La production dégagée suffirait à alimenter plus de 16 millions personnes, soit une fois et demi la population tunisienne (1 782 547 200 / 110).
Notez que j’ai fait mes calculs sur la base des périmètres irrigués du seul gouvernorat de Kairouan représentant 12% de la surface totale irriguée du pays. Par conséquent, il y a lieu de multiplier ce chiffre par 10 (16 millions x 10 = 160 millions de personnes qui pourraient s’alimenter en lait tunisien. Hallucinant !
Notez aussi que le taux de 4 vaches par ha est en-deçà des normes internationales, qui est de 70 vaches. Si vous refaites le calcul sur la base de 70 vaches par ha, la moitié du globe pourrait boire du lait tunisien.
On reste là, vous l’avez bien compris, à l’échelle des projections statistiques et non de la réalité, qui est tout autre. Mais ces chiffres, délibérément exagérés, visent à prouver qu’il y a sinon un gaspillage du moins une mauvaise gestion du potentiel du pays en matière de production laitière. Pourquoi produit-on moins quand on a la possibilité de produire plus ? Qui a pris cette décisions et qu’elles sont ses motivations, sinon le maintien d’un état de fait qui garantissant de gros bénéfices à une poignée d’industriels ?
Les problèmes et les solutions
Les opérateurs de la filière laitière (éleveurs, collecteurs et industriels) réclament des sous à l’Etat (subventions d’exploitation, de collecte et de stockage), trois subventions supportées par l’Etat qui débourse pas moins de 350 à 400 millions de dinars par an.
Cette situation surréaliste, qui trahit la perfidie d’une poignée d’opérateurs contrôlant la filière de bout en bout, est la conséquence d’un manque de vision et de stratégie. Car le lait, produit alimentaire de base pour les petits et les grands, ne devrait normalement pas manquer sur les étalages des magasins.
Un autre signe de ce manque de vision et de stratégie, un nombre impressionnant de vaches laitières échouent chez le boucher ou sont vendues par des contrebandiers dans l’Algérie voisine.
L’Etat affirme avoir renforcé la surveillance des zones frontalières pour empêcher ce trafic, mais cela n’empêche pas les spéculateurs de tabler sur une augmentation du prix du lait en provoquant une pénurie exacerbée, dont souffriraient surtout les enfants dont les parents n’ont pas les moyens de faire face à des augmentations de prix qui n’en finissent pas. Alors que l’Etat ne donne pas l’impression de contrôler la situation, à moins qu’il ne laisse faire, les éleveurs et les consommateurs, au deux bouts de la chaîne, étant les plus mal représentés, face à de puissants industriels qui peuvent couper les approvisionnements à tout moment.
Il serait plus judicieux, afin d’assurer la pérennité de la filière, d’aider les éleveurs qui représentent le maillon faible de la chaîne, sinon on serait obligé bientôt d’importer du lait avec des devises fortes et qui, surtout, se font rares.
Le gouvernement doit prendre ses responsabilités pour passer au peigne fin tous les aléas du secteur, identifier les goulots d’étranglement et imposer des solutions justes et respectueuses des seuls intérêts de la nation. Il doit aussi penser à fabriquer localement et à moindre coût les aliments concentrés pour les animaux dont les prix ont connu des hausses vertigineuses depuis l’éclatement de la guerre russo-ukrainienne.
Il doit également libérer les prix et les marges pour faire fonctionner les mécanismes de la concurrence et soutenir l’exportation à grande échelle.
Pour le moment, le marché reste verrouillé par deux fabricants locaux pour des intérêts purement privés.
* Economiste universitaire.
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