Tunisie : Taux directeur, évitons le pire !

La Tunisie s’enfonce inexorablement dans une grave crise économique; une crise aggravée par un chaos politique et institutionnel. Une autre hausse du taux d’intérêt directeur sera une monumentale erreur de jugement. Evitons les surréactions face à une inflation liée à une pénurie mondiale, une inflation principalement importée et hors de contrôle de la Banque centrale de Tunisie (BCT). On fait ce qu’on peut…

Par Moktar Lamari *

S’attaquer une énième fois à l’inflation par une hausse des taux d’intérêt serait comme s’attaquer à une mouche posée sur une porte vitrée avec un marteau de maçon! Résultat: la porte partira en morceaux et la mouche s’en sortira indemne…

1- Apprendre du Maroc!

Cela dit, aucun opérateur économique ne peut nier l’accélération de l’inflation; aucun ne peut ignorer les méfaits de cette inflation galopante sur son couffin quotidien, sur l’entretien du toit de sa maison ou encore sur sa facture énergétique.

Mais tous les opérateurs économiques craignent une autre augmentation des taux d’intérêt comme remède pire que le mal.

La BCT n’est pas à ses premières bourdes et décisions inexpliquées, votées derrière des portes closes. Sans évaluations ex ante et sans justifications crédibles, compréhensibles et prévisibles.

La BCT ne doit pas faire plus de ce qui n’a pas marché auparavant. Ses hausses successives du taux directeur n’ont pas résorbé l’inflation, mais ruiné la classe moyenne, étranglé l’investissement, enrichi injustement le cartel des banques et plombé la relance économique.

Appliquer de manière aveugle les augmentations du taux directeur ne peut qu’intensifier la casse du made in Tunisia et démanteler ce qui reste du tissu industriel en Tunisie.

Devenue independante depuis 2016, la BCT doit retrouver sa raison, et sa sagesse. Elle doit arrêter de sacrifier l’investissement et la relance économique sous prétexte de lutter contre l’inflation uniquement par des augmentations taux d’intérêt directeur.

Le taux d’intérêt directeur au Maroc est 4 fois moins élevé que celui de la Tunisie. Au Maroc, le taux d’inflation (5,5%) est trois fois plus élevé que le taux d’intérêt directeur (1,5%). Le taux d’intérêt réel au Maroc est de -4%. La Bank Al-Maghrib respecte la croissance économique et fait tout pour baisser le coût de l’investissement productif.

La BCT est connue par ses sur-réactions, qui ont systématiquement entravé la reprise économique (croissance du PIB) et pénalisé injustement les catégories les plus pauvres et précaires.

2- Une inflation créée par une pénurie mondiale

L’inflation qui sévit actuellement en Tunisie est une inflation de pénurie, créée par l’inélasticité de l’offre, tant au niveau mondial que national et local.

Cette pénurie fait suite à la réouverture de l’économie mondiale après les confinements liés au Covid-19, et suite à la guerre en Ukraine et aux perturbations des filières de produits n’ayant pas de substituts.

Ces pénuries et perturbations dans les chaînes d’approvisionnement se révèlent plus généralisées et moins transitoires que ce qu’on pensait.

Et une hausse du taux d’intérêt directeur en Tunisie ne changera rien à ces problématiques mondiales. Elle ne changera pas grand chose pour l’inflation à l’intérieur du pays.

Théoriquement, et dans les secteurs régis par l’économie du marché libre, les pénuries se reflètent dans les prix, par la force de loi de l’offre et de la demande. Et lorsque les augmentations de prix se généralisent dans la plupart des produits (biens et services), cela s’appelle une inflation. Et une telle inflation est principalement déterminée par l’incapacité des systèmes productifs à fournir plus pour répondre à la demande.

Comme un coup de pied dans l’eau! Dans ce cas de figure, l’augmentation des taux d’intérêt directeurs est totalement inefficace, voire même contre- productive, puisqu’elle va étouffer l’investissement et les efforts voulant rendre plus élastique les systèmes productifs. Ceux-là même qui sont en cause dans l’augmentation des prix.

Dans le contexte actuel de la Tunisie, l’augmentation des taux directeurs ne fera qu’aggraver la situation et la spirale inflationniste plutôt que de la stopper.

Ma crainte est de voir la BCT sur-réagir en optant pour les solutions génériques, en élevant excessivement les taux d’intérêt, et en entravant la reprise naissante de l’économie tunisienne.

Après la pandémie du Covid-19, les entreprises, les activités touristiques et le secteur agricole ont besoin de renouveler leurs équipements. Elles ont besoin des liquidités et fonds de roulements pour faire repartir leurs machines productives. Hausser mécaniquement le taux d’intérêt directeur va plomber ces signes de reprise et le balbutiement d’une reprise qui s’annoncent pour cet été. Merci, le secteur touristique…

Pis encore, les 900 000 chômeurs et les catégories sociales situées au bas de l’échelle des revenus seraient les plus susceptibles de souffrir d’un tel scénario. Les lobbys et les plus nantis se frottent les mains pour une perspective de hausse du taux directeur.

3- Changer de paradigme monétaire… oser !

En Tunisie, trois facteurs génèrent aujourd’hui l’inflation, et pas un seul!

D’abord, la montée actuelle de l’inflation provient en grande partie de problématiques mondiales, telles que la guerre en Ukraine, la flambée des prix des matières premières (pétrole, céréales, gaz, etc.) et la hausse du dollar. C’est de l’inflation importée, qui se conjugue, en Tunisie, avec une indiscipline budgétaire et un endettement excessif.

Ensuite, lutter contre l’inflation doit commencer par l’éradication des déficits budgétaires et par l’élimination des dépenses excessives associées à une malgouvernance systémique. Je dois dire les gaspillages de l’Etat, où tous dépensent sans évaluer, tous endettent les générations futures sans risque de se faire rabrouer par les médias ou l’opinion publique.

Le troisième facteur d’inflation est lié à la politique menée par la BCT qui fait tout pour canaliser l’épargne nationale pour prêter de l’argent à l’Etat, notamment pour payer les salaires des fonctionnaires et soutenir indirectement le gouvernement à reporter les réformes. Une sorte de monnaie hélicoptère qui ne dit pas son nom. Et qui fait gonfler indûment la masse monétaire en circulation. Avec un taux d’augmentation de 9% de cette masse monétaire, la dernière année.

Une grande partie du problème est liée aux modes de fonctionnement de la BCT et à la loi qui régit ses mandats (loi 2016). La BCT est caractérisée par la sur-réaction et par les décisions opaques et non fondées sur les données probantes. La culture de l’évaluation de la performance des politiques monétaires y est absente totalement.

4- Rétablir une concurrence saine

Des prix plus élevés sont supposés indiquer une rareté, redirigeant ainsi les ressources pour «résoudre» les pénuries. Les prix sont porteurs de deux messages économiques : un message d’allocation des ressources rares et un message de distribution des incitatifs économiques.

En Tunisie, le modèle économique à l’œuvre se base sur la pollution des prix par les subventions, par les rentes de situation et par la manipulation politique des systèmes productifs de l’économie dans son ensemble. Un système qui maintient les salaires bas, qui dévalue le dinar pour attirer les investissements directs étrangers et encourager les exportations. Mais, ces investissements étrangers ne viennent plus. D’abord ils craignent la bureaucratie tunisienne et ses caprices, ensuite des pays comme le Maroc ou même le Sénégal offrent un meilleur climat pour les affaires.

La pandémie Covid-19 et la guerre en Ukraine ont encore une fois mis en lumière un manque de résilience économique de la Tunisie. Les systèmes d’inventaire «juste à temps» ne fonctionnent plus correctement.

Cinq bateaux d’importation des céréales sont en rade dans les différents ports de la Tunisie, et certains sont payés en mer par la dette et les pays européens voulant éviter le pire et voulant aider à protéger le pain quotidien des Tunisiens.

La BCT doit envisager une nouvelle approche de la politique de ciblage de l’inflation. L’économie tunisienne est plombée par des rigidités structurelles et nominales (salariales et prix) notamment. La structure de l’économie tunisienne favorise l’importation de l’inflation. L’émigration, le tourisme et l’ouverture des frontières favorisent l’importation de l’inflation.

Aussi, les économises du pays n’ont pas jugé bon de définir le taux d’inflation optimal en Tunisie. Ce taux n’est, dans tous les cas, pas celui retenu par le conseil d’administration de la BCT.

La BCT devrait regarder cette réalité et ces rigidités, pour mieux les intégrer dans ses négociations avec le FMI. Et pour mieux conseiller le gouvernement Bouden!

Les techniques de calcul retenues par l’INS (IPC) pour estimer l’inflation génèrent une surestimation de 1 à 2%. C’est une conclusion confirmée ailleurs dans le monde, pour les pays utilisant les mêmes techniques (IPC). On ne doit pas paniquer face à une inlfation qui dépasse la cible de 2% des banques centrales – un seuil qui ne présente aucune justification économique et que cela ne fait pas paniquer les États-Unis qui avec un taux d’inflation de 8%, n’a pas fait hausser son taux à plus de 1%.

En Europe, le taux d’intérêt directeur reste proche de zéro, avec une inflation de l’ordre de 5% en France et ailleurs.

5- Des politiques monétaires crédibles et prévisibles

Toute réflexion honnête sur l’inflation actuelle doit s’accompagner d’études empiriques fiables et crédibles. Le contexte tunisien est particulier, avec ses atouts et ses multiples perversités.

Pour être crédible aux yeux du FMI et autres bailleurs de fonds, la BCT, épaulée par les universitaires, doit mener de façon transparente (financement au mérite) des évaluations et des analyses prospectives, pour mieux anticiper et mieux prevoir les trajectoires évolutives.

Autrement, et si la BCT continue d’augmenter le taux directeur à chaque crise internationale, les choses ne peuvent qu’empirer au grand désarroi des politiciens et des catégories sociales précaires. Suffisamment pour créer l’insatisfaction et pour alimenter la défiance et la colère.

Ce que j’enseigne à mes étudiants canadiens, c’est qu’une augmentation générale des taux d’intérêt peut, dans certains cas, constituer un remède pire que le mal.

La science économique nous apprend que la politique monétaire ne doit pas s’attaquer à un problème ressenti du côté de l’offre en réduisant la demande, en asphyxiant l’investissement et en accentuant le chômage.

Cela aura beau freiner momentanément l’inflation, mais si la démarche est poussée très loin, cela ruinera également l’économie, générera des externalités négatives incommensurables et appauvrit les individus.

Nous avons davantage besoin de politiques monétaires et budgétaires ciblées, destinées à déverrouiller les goulots d’étranglement de l’offre, ainsi qu’à permettre aux individus de faire face aux déficits budgétaires et aux méfaits d’une dette désormais insoutenable.

De même, une réduction fiscale ponctuelle «d’ajustement à l’inflation» permettrait de soutenir les ménages à revenus faibles et intermédiaires dans la période de crise de transition post-pandémique et dans le contexte de hausse des cours des matières premières. Elle pourrait être financée par une taxation des rentes monopolistiques considérables accumulées par les banques et autres entreprises rentières.

* Universitaire au Canada.

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