La déclaration du doyen Sadok Belaïd est jetée dans la mare tranquille de la Constitution tunisienne : «Supprimer la référence à l’Islam dans l’article 1», ceci nous change du sempiternel «tawafoq» (consensus) politiquement correct islamo-moderniste, crédo d’une certaine élite intellectuelle et politique depuis 2011.
Par Moncef Ben Slimane *
Le divorce entre Etat et religion est une affaire compliquée, fastidieuse et souvent à risque dans des contrées comme la nôtre.
Laïcité à géographie variable?
Il est généralement admis que la laïcité se définit comme étant «une conception et une organisation de la société fondée sur la séparation de la religion et de l’État».
Essayons de voir dans quel espace géographique, pour quelle raison et de quelle manière ce théorème peut-il s’appliquer ?
Commençons par la championne du monde dans ce domaine : la France. Comme on le sait, le port du foulard est interdit dans les écoles conformément à la loi 1905, gardienne de la laïcité dans tout l’Hexagone, sauf… en Alsace-Moselle. Là l’histoire a voulu que l’Etat français établisse un «Concordat» qui l’engage administrativement et financièrement auprès des autorités religieuses des quatre cultes observés par la population.
Allons un peu plus loin, l’Italie. Dans la grande majorité des écoles, le crucifix trône sur le mur au-dessus du tableau en pleine classe. L’Etat italien ne considère pas la croix de Jésus comme un signe religieux mais «un symbole positif de la culture et du patrimoine national ne portant pas atteinte à la liberté de conscience des élèves».
Beaucoup plus loin, au Québec. Vous pouvez arborer le signe religieux qui vous plaît sans problème en application du principe de «l’accommodement raisonnable». L’Etat canadien considère qu’un pays multiculturel se doit d’être neutre et intégrationniste.
Ce petit tour d’horizon à travers quelques régions du monde de la laïcité prouve qu’elle est à géographie variable car obéissant à des contraintes historiques, sociales et culturelles particulières.
Notre laïcité, celle d’hier, d’aujourd’hui et de demain
Nous sommes souvent en présence non pas d’UNE laïcité, pure et dure, mais d’un processus de laïcisation de la société impliquant des acteurs, des enjeux et des stratégies différents : Belaïd, le professeur de droit imprégné de la tradition de l’université française moderniste, a de la laïcité une conception différente de celle de Kaïs Saïed, conservateur, populaire et musulman et de celle du parti Ennahdha et celui d’Al-Karama, lesquels se veulent gardiens et gestionnaires de l’orthodoxie musulmane, ou encore de celle de l’élite «tawafoqiste» composée de modernistes tenants de la conciliation avec l’islam politique ou celle de nous autres «laïcistes» qui sommes pour la séparation totale de l’Etat et de la religion musulmane, juive ou chrétienne.
Sur un plan historique, nous sommes nombreux à être au fond de nous-mêmes laïcs tout en faisant preuve de prudence et quelque part de finasserie. En effet, notre corps à corps avec la laïcité ne date pas d’aujourd’hui. Il remonte au choc colonial quand on a eu à négocier notre islamité tunisienne avec la modernité dans de multiples face à face : «kouttab» versus école, franco-arabe, «jebba» versus costume européen, nationalistes versus «mtournine» (renégats).
La laïcité nous a tellement déstabilisés que nous ne lui avons jamais trouvé la traduction adéquate. On s’en est sorti avec le vocable «âlmaniyya» dont l’ambiguïté étymologique dénote parfaitement nos hésitations idéologiques. A-t-il pour racine «âlem» (le monde) ou «îlm» (la science) ? Ajoutons à cela que si vous dites aujourd’hui : je suis «âlmani», 90% de vos interlocuteurs comprendront athée.
Juridisme et islamisme
Pour la seconde reprise depuis la révolution, un président de la république remet le destin des Tunisiens entre les mains d’un juriste de renom : Sadok Belaïd.
Je trouve personnellement que le juriste octogénaire adopte une démarche à la fois sympathique et empreinte d’une grande simplicité : «supprimer le lien entre l’Etat et la religion musulmane correspond à mon avis en tant que spécialiste et ma conviction personnelle est la suivante : c’est au président de se décider et au cas où ma proposition n’est pas retenue je retournerai dans mes appartements».
On tranche radicalement avec le conclave de ces juristes suffisants et arrogants qui se considèrent comme étant les seuls dépositaires exclusifs des droits de l’homme et de la démocratie tunisienne. Par les temps qui courent, l’opportunisme politique des uns le dispute à l’obscurantisme scientifique des autres. Certains parmi-eux devraient avoir la décence d’opérer un examen de conscience, s’ils en ont encore une.
Que faire ?
C’est la question posée par un grand révolutionnaire qui a ajouté par la suite : «Il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies se réalisent» (Lénine).
Plus de 6 décennies sont passées depuis la promulgation de l’article premier de la constitution et seulement 1 mois nous sépare du 25 juillet.
Le choix de ceux qui ont à cœur à vivre dans une Tunisie républicaine, au sein d’un Etat laïc tout en étant attaché à leur patrimoine et leur culture, est tout à fait clair : d’abord, un soutien inconditionnel à la proposition de Belaïd. Ensuite si le président, fort de la popularité dont il jouit, lui donne son aval, notre pays ferait un pas décisif vers la laïcité.
Toutefois, cela n’est qu’un premier pas. Encore faudrait-il expliquer et convaincre, que la séparation entre l’Etat et la religion n’est nullement une négation ou une atteinte à l’islam, que cette même laïcité constitue une barrière constitutionnelle face à l’instrumentalisation de l’islam à des fins politiciennes. Et, n’oublions pas de rappeler que les tunisien-ne-s ont dit le 25 juillet 2021 leur dernier mot à ce sujet.
Des voix s’élèveront certainement contre la mécréance et les «kouffars» parmi les défenseurs de l’islam politique dans ses versions soft et hard. Ils trouveront certainement un écho favorable dans la fraction «tawafoqiste» et quelques transfuges de gauche qui représenteraient pour eux une sorte de «planche de salut».
Espérons que durant les jours à venir le train de l’histoire de la Tunisie les déposera sur le quai de la gare, les laissera là où ils continueront à végéter et que la laïcité fêtera bientôt un Belaïd!
Professeur universitaire.
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