Des jours extrêmement durs attendent la Tunisie durant les prochains mois et l’imprévisible sera toujours maître du jeu, à moins que les Tunisiens comprennent réellement les enjeux auxquels fait face leur pays et se décident enfin à prendre leur sort en main pour en finir avec les années de braise. Encore faut-il qu’ils sachent en finir d’abord avec la classe politique actuelle, toutes tendances confondues, qui a fait trop de mal au pays.
Par Raouf Chatty *
L’article 139 du projet de Constitution pour la «nouvelle République» qu’appelle de ses vœux le Président de la République Kaïs Saïed a été rédigé de telle manière que même si le nombre de voix non exprimées lors du référendum du 25 juillet prochain l’emporte sur le nombre de oui, le projet sera adopté et publié illico presto dans le Journal officiel dès l’annonce du résultat, donnant ainsi naissance à la nouvelle constitution. Celle-ci entrera ainsi en vigueur automatiquement. Il n’y a été nullement inscrit que le projet doive recueillir la majorité des suffrages ni même qu’un niveau minimal de participation soit impératif. Cela nuit énormément à la crédibilité et à la légitimité de toute l’opération qui risque de passer aux yeux de l’opinion nationale et internationale comme un passage en force, et le mot a déjà été employé, et pas seulement par les opposants à M. Saïed.
Une nouvelle configuration de la scène politique
En choisissant d’agir ainsi, le Président de la République a voulu démontrer sa volonté claire de se mettre au-dessus des enchères et surenchères d’où qu’elles émanent prouvant qu’il était sûr que celles-ci allaient accompagner le référendum depuis son lancement en passant par sa préparation, sa mise en œuvre, et sa conséquence attendue : une nouvelle configuration de la scène politique.
Le Président ne cesse ainsi d’étonner ses détracteurs et de les semer car ils persistent à user de leur ancien logiciel pour le comprendre et analyser ses actes, alors qu’il persiste à ignorer superbement leurs logiques et à rester fidèle à la sienne.
Dans sa logique épousée notamment depuis le 25 juillet 2021, il se considère comme le «sauveur de la Tunisie» des menaces imminentes auxquelles elle fait face.
Aujourd’hui, il poursuit son action dans le cadre de cette même logique de façon déterminée faisant fi de tous commentaires et critiques, intérieurs et extérieurs.
Pour ce faire, la prochaine Constitution rassemblera l’essentiel des pouvoirs voire davantage entre ses mains en tant que chef de l’Etat. Pour lui c’est une revanche prise sur ses détracteurs politiques de tous les bords et une belle occasion pour mettre en application ses idées politiques annoncées lors de la campagne présidentielle et après son accession à la présidence.
Les opposants victimes de leurs propres errements
Ses détracteurs, le parti islamiste Ennahdha en tête, doivent aujourd’hui s’en prendre en premier lieu à eux-mêmes. Ce sont eux qui l’ont naïvement aidé à les battre en lui déblayant le terrain par leurs bilans nuls dans tous les domaines tout au long de la décennie 2011/2021, agissements grossiers, maladroits et arrogants, lui donnant ainsi l’occasion de renverser à son profit une situation qui ne pouvait plus durer, et de s’ériger en sauveur de la patrie !
La façon calamiteuse avec laquelle ils ont géré le pays, leur bilan catastrophique dans tous les domaines et la colère populaire qu’ils ont suscitée à travers tout le pays ont conduit au soulèvement populaire historique du 25 juillet 2021. La voie était devenue ainsi largement ouverte devant le Président pour accaparer tous les pouvoirs, fort également de son score de plus de 2.500.000 voix obtenues au scrutin présidentiel, dont ceux des partisans d’Ennahdha, qui étaient nombreux à le soutenir lors de la présidentielle et qui sont aujourd’hui encore nombreux à le soutenir… contre Ennahdha.
C’est ainsi que Kaïs Saïed a pu asséner le coup de grâce au parti islamiste tunisien, devenu l’ombre de lui-même, signant au final sa mise à nu, son effondrement et le déclin définitif de l’islam politique en Tunisie et peut-être aussi dans toute la région.
Le parti islamiste et ses alliés doivent aujourd’hui reconnaître leurs responsabilités dans l’ascension de Kaïs Saïed. Ils doivent surtout cesser leur hypocrisie et reconnaître leurs erreurs monumentales dans la gestion des affaires de l’Etat, un Etat qu’ils ont pris en otage, notamment depuis les dernières élections présidentielle et législative. Ils doivent avoir le courage d’assumer publiquement leur responsabilité majeure dans la décadence sans précédent de la Tunisie post-2011…
Qu’on se rappelle bien que dans «sa sagesse ultime», le président du parti islamiste Ennahdha lui-même avait donné consigne aux siens de voter pour le candidat Saïed lors des élections présidentielles de 2019, voulant en faire une marionnette placée au Palais de Carthage, dépourvu de tout pouvoir effectif. Et, en tant que Président de l’Assemblée, il lui disputait ses attributions en politique étrangère, au vu et au su de tout le pays et de la communauté diplomatique, lui faisant de l’ombre en matière de politique étrangère, en recevant de manière officielle ambassadeurs et dignitaires étrangers.
Kaïs Saïed continue, imperturbable, sur la voie tracée
Aujourd’hui, malgré les critiques vigoureuses portées au Président de la République et de son projet de Constitution aux plans national international, l’accusant de dérive autoritaire voire dictatoriale et de mettre le pays sous sa coupe réglée, tout porte à croire que le Président continuera imperturbablement dans la voie qu’il s’était tracée lui-même.
En témoigne clairement la lettre explicative qu’il a publiée le 5 juillet en réponse aux critiques véhémentes de son projet de Constitution publié le 30 juin, faisant fi des propositions de la Commission Sadok Belaid, projet qui a suscité un véritable tollé de la part des professeurs de droit constitutionnel et des représentants de la classe politique et de la société civile en Tunisie et carrément divisé le peuple sur l’attitude à prendre lors du référendum.
Égal à lui-même, le Président ne l’entend pas ainsi. Il continue à agir en «sauveur». Pour lui, il s’agit, comme il l’écrit, de «sauver les institutions de l’Etat des tentatives répétées de frapper son unité, de le protéger contre la propagation de la corruption et d’e l’impunité», assurant que son «projet de nouvelle constitution procède de l’âme même de la Révolution et du processus de sa réhabilitation suite aux dérapages dangereux des dernières années» et affirmant par ailleurs que son projet de Constitution «est équilibré» et qu’«il ne sera plus jamais question pour un parti politique de prendre l’Etat en otage», allusion implicite au parti islamiste Ennahdha.
Les choses étant ce qu’elles sont, le Président ayant eu raison de tous ses détracteurs, aujourd’hui divisés, mais qui redoublent de férocité, Ennahdha soufflant le chaud et le froid pour rajouter à la confusion et brouiller les cartes, se pose la question de savoir comment vont se présenter les choses dans le pays au lendemain du référendum et de la publication de la nouvelle Constitution ?
Une Tunisie plus instable et plus fragile
Dotée d’une nouvelle Constitution qu’il va falloir mettre en œuvre, la Tunisie sera certainement plus instable encore et continuera d’être le théâtre de querelles politiques qui fragiliseront davantage l’Etat et les pouvoirs publics. Le pays risque de sombrer davantage dans l’instabilité politique, à moins que le Président se décide d’organiser des présidentielles à côté des législatives prévues pour le 17 décembre 2022.
Le nouveau gouvernement provisoire qui sera constitué sera certainement un gouvernement faible et soumis aux coups de butoir des éternels opposants. Il sera composé probablement de personnalités des partis politiques qui ont cautionné la démarche du président, dont la l’incompétence est si criarde qu’elle ne passe pas inaperçue. Car ce sont souvent des idéologues sans expérience des affaires de l’Etat et dont l’unique «qualité» est qu’ils partagent le nationalisme arabe ombrageux du Président comme Zouhair Maghzaoui du mouvement Echaab.
Ce gouvernement sera-t-il en mesure d’appliquer les plans du Président pour assainir le pays et qui ont commencé avec les procédures judiciaires engagées contre des dirigeants islamistes très influents?
A un moment où le pays a du mal à se remettre de la crise économique, financière et sociale et de la dégradation de son image sur le plan international, comment va procéder le nouveau gouvernement pour relever les défis immenses qui se présentent aujourd’hui à une Tunisie à genou. La crainte est vraiment grande de la voir s’embourber davantage.
Face aux énormes difficultés auxquelles ils devront faire face, les pouvoirs publics pourraient être tentés de resserrer davantage la vis, ce qui mettra le pays dans une ambiance de durcissement et de tension larvée.
La situation de la Tunisie sur le plan international, déjà peu reluisante, risque également de se dégrader davantage. Les critiques du référendum fusent déjà de partout, et notamment de la Commission de Venise et d’Amnesty international… Cela risque de porter un coup dur à nos relations avec le Fonds monétaire international (FMI) et les autres pourvoyeurs de fonds au moment ou le pays peine sérieusement à redresser ses finances et à répondre aux besoins essentiels de son peuple. La situation ne manquera pas de s’aggraver avec la politique de la vérité des prix qui devra entrer en vigueur début 2023.
Bref, des jours extrêmement durs attendent la Tunisie durant les mois prochains et l’imprévisible sera toujours maître des lieux, à moins que les Tunisiens comprennent réellement les enjeux auxquels fait face leur pays et se décident à prendre leur sort en main et à en finir avec les années de braise. Encore faut-il qu’ils sachent d’abord en finir avec la classe politique actuelle, toutes tendances confondues, qui a fait trop de mal au pays.
* Ancien ambassadeur.
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