L’harissa, célèbre condiment tunisien préparé à base de piments séchés, d’huile d’olive, d’ail et d’épices, vient d’être ajoutée à la liste de l’Unesco du patrimoine immatériel de l’humanité. Mais cette sauce chère aux Tunisiens n’est pas évoquée par les anciens livres de cuisine arabe et andalous, qui parlent d’une autre harissa. L’avènement de la nôtre remonte au XXe siècle. (Illustration : le mihras ou pilon dont l’harissa tire son nom).
Par Abdellaziz Guesmi *
L’harissa des anciens n’est pas l’harissa d’aujourd’hui, cette sauce forte à base de piment et qui, consommée avec excès, détruit le goût des aliments et la santé. C’est autre chose !
Empruntée – en 1930 sous la forme «arissa» et en 1966 sous sa forme actuelle – à l’arabe «harīssa», dérivée du verbe «harassa» (écraser, piler, broyer) avec un «mihrass» (pilon). On pile bien des amandes pour en faire de l’harissa d’amande ou «harissat-allouze».
J’ignore pourquoi le mode de fabrication (pilage) et le plat lui-même, à base de viande, de miel… sont devenus cette sauce piquante!
L’harissa d’antan
Pour les Arabo-Berbères d’Al Andalous, le terme harissa semble se rapporter à une saveur sucrée. On parle aussi de harissa de blé, ou de riz, ou de pain émietté, et de harissa de graisse («harissa al-šaḥm»)! Et aucune trace de harissa de piment.
Deux livres de cuisine, qui nous sont parvenus de l’Occident musulman médiéval ‘‘Fuḍālat al-ẖiwān fī ṭayyibāt al-ṭaʻām wa-l-alwān’’ écrit par Ibn Razīn Al-Tūğībī (mort en 1293) et ‘‘Kitāb al-ṭabīẖ’’ (anonyme) et que l’on date de l’époque almohade (XIIe-XIIIe siècle), nous apprennent beaucoup sur l’exacte définition de l’harissa.
De plus, de nombreux manuels de «ḥisba», qui étaient destinés au «muḥtasib», magistrat urbain chargé de la surveillance du marché (souk) et dont les fonctions incluent le respect des poids et mesures et le contrôle des plats cuisinés et vendus sur le marché, tels que l’harissa, les fritures, les saucisses («mirkās» ou «mirqās», nos merguez actuelles), les beignets («isfanğ») et les beignets au fromage («muğabbana»)… nous éclairent également sur ce que est réellement l’harissa.
Les deux traités culinaires cités parlent d’«harissa» et précisent les modalités de réalisation du plat, la succession des opérations culinaires et la variation possible des ingrédients. Pour les auteurs, les plats sûrs et sains sont ceux qui peuvent être aisément digérés. Ce n’est vraiment pas le cas de l’harissa actuelle !
La fonction du «muḥtasib» était de garantir la sûreté des plats pour qu’ils ne portent pas atteinte à la santé des consommateurs. Autrement dit, notre harissa aurait été interdite à la vente.
L’harissa des Andalous
Pour les Andalous, l’harissa se présente sous deux aspects : un mets à base de viande («laḥm») et un autre sans viande et de saveur sucrée. La première se déclinait elle-même en une grande variété de recettes.
Les manuels de «ḥisba» évoquent ce plat de viande tout en restant le plus souvent allusifs quant aux ingrédients requis. Celui d’Al-Saqaṭī (XIIIe siècle) se montre le plus précis, employant ainsi l’expression harissa de graisse («harissa al-šaḥm»).
Dans les traités de diététique d’Ibn Zuhr ou Avenzoar (mort en 1162) et Ibn Ḫalṣūn (XIIIe siècle), une distinction s’opère entre la harissa préparée avec de la graisse et une autre qui se consomme avec du miel.
Les traités culinaires ne rapportent qu’une seule recette de cette variante sucrée, appelée harissa de blé («harīsa al-qamḥ») dans la ‘‘Fuḍālat al-ẖiwān’’.
Le manuel de «ḥisba» d’Ibn Abdoun (fin XIe – début XIIe siècle) nous dit que l’harissa est un mets avec du beurre clarifié («samn») et du miel.
Deux grandes sortes d’harissa existaient donc, avec pour l’une la combinaison blé/viande/graisse, et pour l’autre blé/miel et peut-être beurre. Le traité de «ḥisba» d’Ibn ‘Abd al-Raoūf (seconde moitié du Xe siècle) renforce cette impression, en énumérant les éléments à contrôler par le «muḥtasib» qui semble d’abord inspecter la préparation du blé, et ensuite successivement le miel, le beurre et l’huile, puis la viande et la graisse placées à l’intérieur de la préparation. Une friture achève la confection, semble-t-il dans les deux cas.
On a l’impression que les marchands de harissa (appelés «harrāsoūn») préparaient de grande quantités de blé concassé et cuit dans des marmites spécifiques («qidr al-harissa»), avant d’ajouter des ingrédients pour proposer à la vente les deux sortes.
Le terme harissa, sans autre qualificatif, semble se rapporter prioritairement au plat à base de viande, comme l’indiquent les titres des recettes culinaires. La ‘‘Fuḍālat al-ẖiwān’’ parle ainsi d’une harissa de blé, marquant une spécificité par rapport aux autres recettes appelées simplement harissa, sans autre précision. Cette dénomination apparaît également dans le traité de «ḥisba» d’Al-Saqaṭī qui distingue les fraudes dans la préparation de la harissa de viande et les normes pour la harissa de blé.
On est donc bien loin de notre harissa d’aujourd’hui. Comme le signale le ‘‘Kitāb al-ṭabīẖ’’, cette diversité se résume essentiellement à varier l’espèce, le morceau ou la quantité de viande utilisée bien qu’une recette précise que la préparation la plus équilibrée doit comporter un tiers de viande pour deux tiers de blé.
Seules deux recettes remplacent le blé par du riz ou du pain émietté.
* Proviseur, Grenoble, France.
Donnez votre avis