Le président Saïed donne l’impression, non seulement d’avoir mal accusé le coup du désaveu populaire qui lui a été solennellement signifié par le boycottage des urnes, mais il semble s’enfoncer davantage dans le déni de la réalité, qui, comme on le sait, risque de se terminer très mal, en tout cas pour la Tunisie.
Par Ridha Kefi
Après l’échec cuisant des législatives anticipées du 17 décembre 2022, qui se sont soldées par le taux d’abstention le plus élevé jamais enregistré dans l’histoire de l’humanité (92%) et qui a sonné comme un basta pacifique, civilisé et néanmoins retentissant des Tunisiens lancé à Kaïs Saïed, qui avait imposé ces élections et en a décidé des règles, en l’absence de tout consensus national, le président de la république s’est confiné dans le silence, deux jours durant, ouvrant ainsi la porte aux supputations : Que mijote-t-il encore, se sont demandé les acteurs et les analystes politiques ? Va-t-il tirer la leçon de ce camouflet, faire amende honorable et changer de cap ? Ou va-t-il faire comme si de rien n’était et persévérer dans la voie bouchée dans laquelle il s’est engagé et a engagé le pays ? Pour ceux qui le connaisse bien, le suspense était mince : l’homme était trop obstiné et trop prévisible pour utiliser l’arme de la surprise.
La méthode du train direct
Saïed n’est pas Bourguiba qui, au soir des émeutes du pain, en raison de la hausse des prix des pâtes, le 6 janvier 1984, est apparu à la télévision pour parler au peuple et annoncer solennellement : «On revient où on était. Il n’y aura pas d’augmentation».
Saïed n’est pas non plus Ben Ali qui, face à la colère populaire qui grondait dans le pays depuis le 17 décembre 2010, est apparu à la télévision, le soir du 13 janvier 2011, pour parler aux Tunisiens et leur dire : «Je vous ai compris» et annoncer des changements profonds dans le pays
Non, Kaïs Saïed n’est ni stratège ni tacticien ni même manœuvrier. Comme nous l’avions déjà écrit dans ce journal, il ne connaît qu’une seule méthode, celle du train direct… qui va dans le mur en klaxonnant, pour emprunter l’expression d’un politicien français. Il vient d’ailleurs de nous en donner une nouvelle preuve, hier soir, lundi 19 décembre 2022, lorsqu’il a reçu la cheffe du gouvernement Najla Bouden, pour une audience ronronnante à souhait au cours de laquelle on a eu droit aux mêmes redites, comme si le temps, au Palais de Carthage, s’est arrêté et que l’on continue d’y assister aux épisodes d’hier, de la semaine dernière et du mois d’avant.
Selon le communiqué publié par la présidence de la république publié à l’issue de la rencontre, l’entretien a porté sur l’état d’avancement des travaux du gouvernement ces derniers jours et sur l’ordre du jour du Conseil des ministres qui se tiendra au cours de cette semaine, notamment le projet de loi de finances pour l’année à venir.
«Dans ce contexte, le président de la république a souligné la nécessité d’atteindre les équilibres financiers souhaités malgré les difficultés que connaît la Tunisie du fait des conditions qui ont prévalu pendant des décennies, surtout au cours des dix dernières années, outre les transformations majeures dont le monde est témoin aujourd’hui», lit-on notamment.
Traduire : le régime de l’état d’exception en place dans le pays depuis le 25 juillet 2021, et où le président Saïed détient tous les pouvoirs (l’exécutif, le législatif et même le judiciaire, par le biais du Parquet), n’est pour rien dans les difficultés actuelles dans le pays (hausse des prix, chute du pouvoir d’achat, pénuries des produits de première nécessité, dégradation des services publics…). Ce n’est pas moi, c’est l’autre !, comme dirait un petit enfant pris en faute et qui refuse d’assumer sa responsabilité.
Entend-il ce que dit le peuple ?
Le président a aussi souligné, populisme oblige, que l’approche dans l’élaboration de la loi de finances 2023 «doit être fondée sur la justice sociale, comme le stipule la Constitution», tout en sachant pertinemment que celle-ci doit refléter les engagements de la Tunisie dans le cadre de l’accord de prêt que notre pays espère finaliser avec le Fonds monétaire international (FMI) et qui ont un caractère foncièrement libéral : baisse de la masse salariale dans la fonction publique, réduction des dépenses de subvention pour les produits de première nécessité, privatisation partielle ou totale des entreprises publiques… Justice sociale, dit le président. Efficacité économique, disent ses ministres. Où mettre le cursus de l’une et de l’autre ? Débat d’économistes, dont le président n’a que faire…
Quid des résultats des élections de samedi et du tremblement de terre du taux de participation historiquement le plus bas dans l’histoire humaine, record dont on se serait volontiers passé ? Il faut être patient. Le président, lui, en tout cas, n’est nullement pressé. Il a tout son temps, son timing, ou plutôt son agenda, dont il ne s’écartera en aucune façon, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige ou que la terre tremble sous nos pieds. Le train direct, vous dis-je…
«La réunion a porté sur un certain nombre de questions, dont la plus importante était la premier tour de l’élection des membres de l’Assemblée des représentants du peuple», note le communiqué. Une question parmi un certain nombre d’autres, précise le communiqué, pourquoi chercher donc à en exagérer la portée? On aurait presque pensé que pour le Palais de Carthage, c’était un non-événement, mais c’est le président, qui, en réponse à ceux qui en ont fait des tonnes, en a fait encore davantage qu’eux par la suite.
«Le président de la république a évoqué un certain nombre de réactions de certaines parties bien connues qui cette fois n’ont pas trouvé sur quoi se focaliser si ce n’est le taux de participation à ce premier tour pour s’interroger sur la représentativité de la prochaine Assemblée des représentants du peuple, alors que le taux de participation ne se mesure pas uniquement par le premier tour mais plutôt par les deux. Et cette position fondée sur le scepticisme de parties qui d’habitude font douter de tout, en plus de l’implication de certains dans des affaires qui sont encore en cours devant les tribunaux, est démentie de tout point de vue, puisqu’elle s’apparente à l’annonce du résultat d’une rencontre sportive à la fin de sa première mi-temps», lit-on dans le communiqué, rapportant les paroles du président.
Le président d’enfonce dans le déni
Quelqu’un a-t-il compris ce que le président a voulu dire en recourant à cette métaphore footballistique ? Pourquoi doit-on attendre le second tour pour juger de la représentativité de la prochaine assemblée ? Est-ce que le taux de participation va augmenter entretemps ? Comment et par quel miracle ? Ou est-ce que la commission électorale va être «obligée» d’additionner les taux des deux tours pour atteindre un seuil acceptable ?
«L’un des paradoxes que connaît la Tunisie ces jours-ci est que ceux qui tentent de s’infiltrer de quelque manière que ce soit, en plus de ceux impliqués dans des affaires de trahison et de corruption, n’ont remporté que quelques dizaines de voix lors des précédentes élections législatives ou des restes de voix grâce au mode de scrutin alors en vigueur», a ajouté le chef de l’Etat, goguenard, en s’attaquant, comme d’habitude, à ses opposants, sans les nommer, en les mettant tous dans le même sac et en les accusant de trahison et de corruption, sans apporter la moindre preuve à leur encontre qui soit acceptable par un juge digne de ce nom.
A voir la manière maladroite avec laquelle il a réagi, qui plus est, avec un retard de deux jours, au camouflet de l’électorat, qui lui est adressé en premier lieu, et à toute la classe politique, en second lieu, le président de la république donne l’impression non seulement d’avoir mal accusé le coup du désaveu populaire qui lui a été solennellement signifié par le boycottage des urnes, lui qui a construit sa «popularité» sur le slogan «Echaab yourid» (Le peuple veut), mais il semble s’enfoncer davantage dans le déni de la réalité, qui, comme on le sait, risque de se terminer très mal, en tout cas pour la Tunisie, qui, avant les élections, et à plus forte raison, après celles-ci, s’enfonce dans la crise, sur le plan interne, et aggrave son isolement, sur le plan externe. Avis de tempête à l’horizon…
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