Les Beni Khémir (ou Kroumirs), habitants des montagnes du nord-ouest tunisien, tiennent de leur origine un amour considérable pour leur indépendance et un esprit très batailleur. Seuls les Frachiches, habitants du centre-ouest, les égalent dans l’âpreté au combat et l’amour du pays. Ces grands patriotes tunisiens ont aussi longtemps essuyé le mépris et la négligence des pouvoirs successifs de Tunis.
Par Abdellaziz Guesmi *
Selon la légende, pour un Kroumir, «mourir dans son lit, c’est mourir en charogne (gifa)». Pour mourir en homme, il fallait être tué. De préférence en défense de l’honneur de la famille et celui de l’islam.
Les Kroumirs ont frappé l’opinion publique française à la fin du 19e et au début du 20e siècle, aux premiers temps du protectorat imposé à la Tunisie en 1881, par leur âpreté aux combats et leur refus de la frontière avec l’Algérie et de «faire la paix!» avec l’envahisseur.
Le pays des Beni Khémir forme un gros massif montagneux dans le nord-ouest de la Tunisie, à la frontière avec l’Algérie. Il tire son nom des Beni Khémir, une confédération tribale qui vit à cheval sur la frontière et rassemble les tribus Ouchtata, M’rassen, Khezara, El Abidi, Zouaoui, Ouled Soltan, Hafsouni, Chiachia, Herzi, Selloul, Atatfa, Debabsa, Bouzazi, Ouled Amer, Makni, Nefzi, Fatnassa, Hedhil, Mersni, Amdoun… Les villes de la région sont : El Kala (en Algérie), Tabarka, Ghardimaou, Aïn Draham, Nefza, Amdoun, Sejnane, Joumine et Fernana.
L’esprit rebelle des tribus
En 1881, Jules Ferry (Ah la gauche !) décide de punir la Tunisie pour les intrusions des Beni Khémir en Algérie. Alors que Logerot attaquait le Kef, à l’ouest, la division Delebecque est chargée d’attaquer les Kroumirs.
Les tribus viennent à la rencontre de l’agresseur et se battent parfois avec des bâtons contre un adversaire bien équipé. Les pertes humaines sont élevées. Mais rien n’arrête les Beni Khémirs dont l’ardeur au combat est redoublée lorsque la soldatesque s’attaque aux femmes, aux enfants et aux lieux saints. Le 8 mai, le sanctuaire de Sidi Abdallah, lieu saint, est profané et incendié avec des femmes et des enfants refugiés à l’intérieur.
Le crime est absolu. L’insurrection est alors totale.
Les tribus des régions montagneuses de Sakiet Sidi Youssef-Touiref-Ghardimaou (les Ouergha, Charen, Zoghlama…) accourent mais se font mitraillées. Les tribus algériennes qui aliment les Tunisiens en armes sont sauvagement réprimées. L’armée de Jules Ferry commet de graves exactions contre les civils, incendie les douars et les stocks alimentaires, tue des femmes et des enfants, sans parvenir à dominer le terrain. Face à des Tunisiens qui pratiquent la guérilla et les attaques suicides, les combats sont très durs.
L’ennemi recule. Le Kroumir devient le diable. Impossible de le soumettre, alors on transforme son nom en une insulte : en français, Kroumir est synonyme de voyou, de sale type ou… de chausson porté par les égoutiers !
Face à cette situation imprévue, par la France, le risque est alors grand de voir l’Algérie se soulever en soutien aux tribus «de l’autre côté», ce qui incite l’armée française à se replier. Seuls 15 000 hommes sont laissés sur place pour tenir le pays.
Une expédition punitive
Ces forces sont réparties en huit points, tous situés dans le nord du pays : Manouba, Bizerte, Mateur, Aïn Draham, Fernana, Tabarka, Ghardimaou et Le Kef. C’était mal connaître l’esprit des tribus, dépositaires de l’honneur et de la responsabilité de la défense de l’islam. Surtout que le Bey a refusé clairement d’assumer la défense du pays.
Des réunions enflammées se tiennent sur les souks hebdomadaires où les appels à la résistance sont lancés. Les caïds (guaides), ces représentants de l’Etat fantoche du Bey, n’osent plus rejoindre leurs postes et se réfugient dans les villes. Beaucoup de soldats de l’armée beylicale désertent, humiliés de n’avoir pu défendre leur pays. Bientôt le sud et le nord du pays se soulèvent.
Leader de la tribu des Ouled Ayar près de Makthar, Ali Ben Ammar s’évade de prison et rejoint sa tribu début août.
Son charisme et son autorité lui permettent de réunir autour de lui jusqu’à 6 000 combattants venus de toutes les tribus. La confédération des Frachiches et des Majer envoie 3000 hommes, «fanatisés», dira la presse française.
Ben Ammar décide alors d’isoler la garnison française du Kef en envoyant un contingent de 1 600 hommes couper la route entre Tunis et Le Kef. Dans le même temps, il assiège l’armée «tunisienne», commandée par Ali Bey, qui campe à Testour pour garder la voie ferrée.
Le 30 septembre, la gare d’Oued Zarga est attaquée par les résistants. Neuf employés européens sont massacrés : un Maltais, six Italiens et deux Français. La ligne est coupée et les renforts militaires sont assiégés lorsque le train qui les amène déraille. Ils doivent évacuer à pied. Il faut plusieurs jours pour reprendre possession de la voie ferrée.
Le 20 octobre 1881, une colonne militaire partie du Kef et commandée par le colonel La Roque affronte les combattants de Ben Ammar dans le défilé du Khanguet El Gdim, à 18 kilomètres du Kef. Les Tunisiens sont battus et laissent plusieurs dizaines de morts sur le terrain.
Etonnant précédent: en avril 1864, lors de la révolte commandée par Ali Ben Ghedham, le gouverneur du Kef, le général Ferhat est capturé par les insurgés à Khanguet El Gdim. Il est massacré avec huit hommes de sa suite. L’olivier criblé de balles devant lequel il a été exécuté, a été coupé et brûlé vers 1950, car devenu lieu de pèlerinage.
Jules Ferry ne profite pas longtemps de cette victoire car les députés ne lui pardonnent pas de les avoir entraînés dans une guerre de conquête au lieu de l’expédition punitive annoncée.
Quant aux Beni Khémir – et les Frachiches – ils sont toujours fiers de leurs traditions et chérissent leur belle montagne. Ils sont aussi toujours négligés par les pouvoirs successifs et leur mémoire effacée par la grâce d’un enseignement public… à l’ouest !
* Proviseur à Grenoble.
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