Il est devenu de nos jours difficile pour un Maghrébin de comprendre l’histoire de l’Afrique de l’Ouest, si tant est qu’il daigne s’y intéresser. En effet, avec les problèmes issus de l’immigration subsaharienne auxquels le Maghreb fait face, dont il n’est nullement responsable, mais qui ont fait resurgir les vieux démons du racisme, un racisme complexé et intellectuellement colonisé, l’heure n’est plus à la solidarité des laissés-pour-compte de l’économie mondiale qu’on qualifiait il n’y a pas si longtemps de tiers-mondisme ou de non-alignement.
Par Dr Mounir Hanablia *
La vision que les peuples cis et transsahariens entretiennent les uns des autres reflète d’une certaine manière jusqu’à un certain point les hiérarchies ethniques naguère instituées dans les impériums européens. Mais beaucoup contesteront cette manière de voir, en particulier tous ceux qui, adeptes d’une authenticité chimérique, ont trouvé un exutoire dans la négritude, ou bien leurs pendants, ceux qui ont confondu la cause et la conséquence en attribuant l’origine de tous les maux à l’islam, une religion qu’ils jugent étrangère et à laquelle ils attribuent la responsabilité du déclin de leurs pays.
Un socle commun
C’est dire combien le problème puisse être complexe. Pourtant si on en revient à ce que peuvent partager le mieux les peuples cis et transahariens, et abstraction faite d’avoir subi les mêmes exactions coloniales, c’est indéniablement la foi religieuse, autrement dit l’islam, qui constitue le socle commun à partir duquel devraient se développer non seulement une coexistence pacifique, mais des relations cordiales.
Prétendre donc que l’islam n’est qu’une religion étrangère que les Arabo-musulmans esclavagistes ont imposée à l’Afrique ne correspond pas aux réalités de l’Histoire, ainsi que le démontre cet ouvrage de David Robinson sur l’une des figures les plus controversées du jihad africain, celle d’El Haj Omar Tal.
La controverse ne peut pas porter aujourd’hui sur la négritude d’El Haj Omar, tout comme des écrits tels que les «Rimah» ou bien «Najm al Ikhwane», et qui pour être des manifestes politico-religieux de la plus pure orthodoxie islamique élaborés en Afrique de l’Ouest, n’en reflètent pas moins les préoccupations politiques contemporaines à leur rédaction.
Il y a par ailleurs toutes les manifestations d’un islam populaire en Afrique auxquels les confréries, en particulier les Tijaniyya d’origine certes arabe, confèrent une importance politique et sociale toujours d’actualité. Mais il y a eu aussi ces fraternités trans-tribales telles que les Kounté au Masina, un Etat Peul africain mais aussi musulman que n’importe quel autre du Maghreb, ou bien les Marka chez les Bambaras animistes du Ségou ou les Jawara, qui par le biais du commerce ont assuré une acclimatation pacifique de cette religion en l’enracinant dans le paysage africain.
Le jihad d’El Haj Omar
Si El Haj Omar s’est servi au départ de la Tijaniyya pour assurer à son mouvement une base extra-tribale, il n’en demeure pas moins que des berges du Kolombine aux rives du Niger et du Bani, ce sont ces mêmes adversaires qu’il a affrontés, en ordre dispersé, ou parfois réunis. Et il faut en convenir, le seul adversaire extérieur à l’Afrique qu’il eut à affronter fut la France, qui s’était installée à l’embouchure du Sénégal, et qui, sous l’impulsion de Faidherbes, en remontait méthodiquement le cours grâce à ses canonnières et à l’installation de fortins et de garnisons.
El Haj Omar fut alors méthodiquement refoulé par la puissance française de la zone stratégique du Fouta Jalon, ce château d’eau guinéen d’où naissent les sources du Sénégal, de la Gambie, du Niger, jusqu’au Karta puis au moyen Niger et ses succès militaires certes considérables ne lui permirent jamais d’établir un état stable ou d’obtenir l’aide militaire du Maroc qu’il recherchait. L’entité politique qu’il créa fut d’emblée en butte à des révoltes perpétuelles probablement encouragées en sous-main par les Français, et aux divisions au sein de sa propre famille. Et en fin de compte son entreprise jihadiste n’aboutit paradoxalement qu’à la destruction du plus puissant Etat musulman du Niger, le Masina, et à faciliter la pénétration européenne, ainsi que le conclut l’auteur.
Libérateur ou envahisseur ?
La controverse autour du «Ghazi» (conquérant) demeure aujourd’hui toujours aussi vive. Les Sénégalais et les Gambiens y voient un précurseur de la lutte de libération nationale de leurs pays contre le colonialisme à l’instar de l’Emir Abdel Kader. Les Maliens en revanche le perçoivent comme un envahisseur cruel responsable de déplacements massifs de populations, d’enlèvements de femmes, de dévastations, et de la ruine des économies locales, dont les groupes terroristes contemporains tels qu’Al Qaida ou Boko Haram ne sont que les héritiers.
Néanmoins ceci démontre aussi que l’islam en Afrique de l’Ouest au moins ne s’est pas qu’imposé par la force des armes. Et si la Tijaniyya a fourni le cadre idéologique pour le jihad, celui-ci a pris pour cibles certes les Bambaras dont les croyances syncrétistes associaient l’islam à l’animisme, mais aussi des musulmans qui acceptaient de coexister avec les animistes et les Européens et pour qui le jihad corrompait le sens religieux parce qu’il n’était la manifestation que des ambitions humaines.
L’extension de l’islam le long des vallées du Sénégal et du Niger vers le nord du Nigeria jusqu’au lac Tchad a d’un autre côté été essentiellement attribuée au proto-nationalisme des pasteurs agriculteurs Peuls, il ne faut pas l’oublier, dont la langue est devenue littéraire grâce à l’usage de caractères arabes et dont l’identité s’est ainsi individualisée.
Il reste évidemment la question de la présence anglaise à Freetown au Sierra Leone d’accès relativement facile à partir du Fouta Jalon et dont on ignore encore si elle eut ou non une influence décisive sur les évènements.
El Haj Omar fut dans l’obligation de se fournir en armes à feu fabriquées par les «kafir» (infidèles) pour mener ses guerres saintes, soit en les achetant aux Anglais ou aux Français quand ces derniers ne lui imposaient pas un embargo, soit en les récupérant dans les champs de bataille ou les places conquises. Et c’est là que résida évidemment la faiblesse insigne qui devait condamner son entreprise. Il ne put jamais créer une entité politique stable disposant des moyens techniques et militaires nécessaires à sa politique de conquête, que seule la création d’un État moderne aurait pu garantir, autrement dit l’intégration des populations autochtones non musulmanes qu’il a choisi de combattre. Cela explique peut être la stratégie française de refoulement du jihad vers l’intérieur des terres afin de lui couper tout accès vers la mer.
Un islam fédérateur
En fin de compte l’implantation de l’islam en Afrique s’explique d’abord par la légitimité conférée aux gouvernants et attestée par les clercs et les érudits, par sa capacité à réunir des sociétés morcelées par le tribalisme autour de valeurs communes dont les confréries ne sont que l’un des aspects, par l’ouverture assurée vers le monde par le biais du pèlerinage et les relations entretenues avec les Etats méditerranéens permettant l’insertion dans le flux du commerce international, mais aussi par la mobilisation des populations contre l’envahisseur et la colonisation, au nom de la défense d’une identité autochtone intégrée dans une culture universelle éprouvée.
En ce sens, de part et d’autre du Sahara, l’islam ne fut jamais une religion étrangère, mais un facteur de solidarité qu’il convient aujourd’hui plus que jamais d’entretenir, pour lutter à la fois contre le terrorisme et les effets néfastes d’une économie mondiale dont l’immigration massive ne constitue que l’une des conséquences.
* Médecin de libre pratique.
‘‘La guerre sainte d’Al-Hajj Umar’’, de David Robinson, éditions Karthala, Paris 1988, 424 pages.
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