De sujet de préoccupation anodin à sujet de débat public, un simple fruit est devenu un point de crispation sur les marchés comme dans les débats en Tunisie où la classe politique est en train de faire sur du surplace sur son épluchure encore glissante. Vers un aquaplaning l’envoyant directement dans le compost ?
Par Jean-Guillaume Lozato *
Les aliments nourrissent les corps avant les âmes. Lorsqu’il vient à se produire quelques défaillances, c’est l’esprit qui se fait le porte-parole du ventre. Avec plus ou moins de brio.
Constatons que beaucoup de révolutions ont eu pour point de départ, voire pour pierre angulaire, une carence au niveau de l’alimentation. Dans cette optique citons la Révolution Française et la révolte du pain en Tunisie, avec pour origine des déficits céréaliers très importants. Le blé, dont les cours sont si observés depuis le conflit russo-ukrainien, était déjà l’objet d’une inquiétude accrue sous l’Empire Romain qui veillait… au grain.
Avoir la banane ou pas
Qu’est-ce que la banane ? Ce fruit si populaire est convoité pour la spécificité de sa saveur et sa simplification du fait alimentaire. À l’instar du logo de l’équipementier sportif Nike, sa forme sourire rappelant une virgule agit avec vélocité pour nous transporter vers le goût facile : le sucré.
Il s’agit d’un fruit enveloppant son délicieux contenu comme dans une pochette surprise. Car la banane est surprenante de par ses apports nutritionnels incontestables. Nous fournissant aussi bien en vitamine C qu’en magnésium, recommandée pour soutenir l’effort physique ou pour la prévention de l’AVC, de l’hypertension. Cette palette de vertus renvoie à son historique illustré par une diversité malgré une culture développée à des fins de standardisation. Une histoire liée à une géographie variable selon le type, plantain (banane à cuire) ou la plus commercialisée, la Cavendish.
Antilles, Costa Rica, Colombie, Equateur et Afrique Tropicale sont en concurrence pour la production et l’exportation du fruit tant convoité. Les deux derniers pays cités sont d’ailleurs représentés en football par des joueurs au maillot jaune vif, c’est-à-dire couleur banane en pleine santé. Un équilibre climatique qui appelle à observer la robe de ce fruit passant du vert au jaune de la maturation au marron foncé/noir du pourrissement. Un coloris successivement printanier, estival puis automnal. Déclinaison chromatique faisant penser à l’évolution du Printemps arabe.
Des cargaisons révolutionnaires
Ajouté à ses vertus nutritionnelles et médicinales, la grande popularité de la popularité s’avance comme une caractéristique importante. On peut carrément parler de renommée mondiale. Entrant déjà à petite dose dans la poudre de cacao assurant la composition de certaines boissons chocolatées instantanées. Se présentant ensuite en tant que produit simple, sympathique et pratique puisque très facile à emporter avec soi en excursion ou au travail. Pour proposer par ailleurs ses services comme ornement en compagnie d’autres fruits dans une corbeille. Ce qui explique son succès. Par exemple, dans l’Algérie voisine la firme Alpex avait vu ses importations croître de 25% rien qu’en 2020.Un sursaut confirmant le regain d’intérêt pour ce fruit en Afrique du Nord.
Pour illustration, la mise en lumière par l’adoption d’une loi spécifique en Tunisie en 2018 pour les conditions douanières appliquées aux arrivages de bananeraies – dont certaines d’Egypte, pays n’occupant que le seizième rang des producteurs mondiaux – l’Office du commerce de Tunisie ayant permis la reprise des importations après 19 ans d’abstinence. Des cargaisons révolutionnaires en quelque sorte puisqu’absentes lors d’une grande partie de la gouvernance Ben Ali.
Un point de crispation
C’est à partir de là qu’est né un point de crispation. Aussi bien dans le sens économique que psychologique du terme.
Les difficultés d’accès à cette denrée a lancé dernièrement une polémique nationale en pleine période ramadanesque. On est passé d’un fruit euphorisant à un fruit hystérisant. Dans une Tunisie où l’on est de moins en moins armé pour répondre à toutes les problématiques, ou ne fût-ce qu’à en cerner rapidement les contours ou fondements, individuellement et collectivement.
Le citoyen peine. La classe politique semble négliger des aspects comportementaux utiles à la compréhension, tant ils se posent comme l’antichambre d’une banane cristallisant les frustrations, les attentes, les colères, les angoisses. Cette impatience soudaine du gastronome local a pris racine sur des prix prohibitifs, accompagnant une baisse de qualité ou de fraîcheur selon les arrivages proposés.
Ainsi cet objet de doléances est devenu un sujet d’actualité rejoignant le psychodrame et alimentant, si l’on peut employer ce verbe sans sombrer dans l’indécence, le psychodrame dans les conversations quotidiennes.
Les accros de la banane
L’électeur tunisien, rural ou citadin, se pose en acheteur qui réside sur une terre produisant des dattes, des oranges, des citrons, des olives à profusion et bien d’autres choses encore. Le fruit incriminé aujourd’hui représente un accès à la société de consommation avancée. A la fois pour les plus modestes de par sa simplicité et pour les plus aisés avides de fruits variés. Du moins jusqu’à présent.
Nous sommes en train d’assister à un passage vers un nouveau statut : celui d’aliment quasiment luxueux (au moins 7 dinars le kilo si on en trouve). Souffrance pour une population qui a tellement érigé la nourriture comme symbole, ou que l’on retrouve des ingrédients comme le cumin dans le titre ou le refrain de chansons populaires.
Banane, banana, mouz : trois vocables qui montrent l’importance et la familiarité vis-à-vis d’elle. La dépendance aussi. Le consommateur a pris des habitudes. «Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé», avait écrit Alphonse de Lamartine dans son poème ‘‘L’isolement’’ (1820).
La Tunisie souffre d’isolement, d’isolationnisme on pourrait dire, à cause d’un autisme politique ralentissant les maillons de la chaîne économique. Un autre mode d’isolement survient alors : la prise en otage du travailleur tunisien contraint de revoir ses plans en matière d’achat de fruits. La colère gronde, elle fermente dans un compost formé par la banane, dont l’absence de la corne d’abondance au moment de l’Iftar fait figure d’injustice.
La Tunisie est confrontée à une crise alimentaire qualitative. Ses habitants n’étaient pas habitués à cet état de fait. La diversification faisait pourtant partie du marché de vente et de consommation.
Curieusement la banane présente une forme incurvée. Comme un boomerang prêt à rebondir. Comme un revers de main impatient ou insolent. Au milieu de l’arc-en-ciel fruitier, elle tranche par son jaune éclatant. Une quasi-fluorescence qui renforce l’aspect de mini-matraque ou de géométrie rappelant la silhouette du continent africain. La protubérance de la Corne de l’Afrique en moins. Ajoutez cette dernière nommée et vous aurez comme l’apparition d’une gâchette prête à s’actionner.
Aux politiciens donc de visualiser le tout avant de se retrouver accusés de concourir à une république bananière ! Le président Kaïs Saïed devrait en tirer une leçon pour débusquer dans son entourage immédiat ou élargi les incompétents comme les opportunistes espérant sa perte en secret.
Steinbeck nous avait proposé dans le passé son roman ‘‘Les raisins de la colère’’. Il semblerait que cette fois, la Tunisie prépare un roman intitulé ‘‘Les bananes de la colère’’.
* Enseignant en langue et civilisation italiennes auprès de l’Université Paris Gustave Eiffel et auprès de Skema Business School; chroniqueur; essayiste auteur de “Italie et Tunisie : entre miroir réfléchissant et miroir déformant” et de “Free Uyghur”.
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