L’économie en spirale du pays et la dette impayée provoquent une crise d’approvisionnement, avec des médicaments essentiels en rupture de stock pour les patients vulnérables. (Illustration : file d’attente devant la pharmacie d’un hôpital public, Ph. Ghaya Ben Mbarek).
Par Ghaya Ben Mbarek
Dans les couloirs des hôpitaux tunisiens, des milliers de patients attendent de recevoir des soins critiques.
Pendant des années, Ahmed Hammami et sa femme Fatima ont eu du mal à payer le traitement de leurs trois garçons qui souffrent d’une maladie génétique appelée bêta-thalassémie, une pathologie qui réduit la production d’hémoglobine – la protéine des globules rouges qui transporte l’oxygène dans tout le corps. Pour eux, le fait de ne pas recevoir de traitement comporte un risque mortel.
Adam, l’un des trois garçons du couple, a eu un accident vasculaire cérébral en mai pour n’avoir pas pris le médicament qui aide à réguler les niveaux de fer dans son corps après chaque transfusion sanguine. L’attaque lui a fait perdre l’usage d’un œil. «Nous sommes désolés pour lui – il n’a que neuf ans mais il doit souffrir parce que nous n’avons rien», a déclaré Fatima au National.
L’inquiétude pour l’avenir de leurs enfants s’est accrue ces derniers mois, alors que les médicaments dont ces derniers dépendent ont commencé à disparaître progressivement des pharmacies tunisiennes. «Hydrea [médicament utilisé pour le traitement du cancer et d’autres troubles sanguins] est en rupture de stock depuis deux mois à la pharmacie de l’hôpital», déclare Fatima en attendant le scanner de l’un de ses enfants à l’Hôpital d’enfants Béchir Hamza de Tunis. «Dans le privé, un paquet coûte environ 50 dinars. Nous ne pouvons pas nous permettre ce coût pour tous nos enfants», explique-t-elle.
Ahmed intervient, levant ses mains craquelées et calleuses : «Regarde mes mains. Je travaille dans des champs de pommes de terre de l’aube au crépuscule et je n’arrive même pas à réparer mes dents qui sont tombées au fil des ans, et ils s’attendent à ce que nous nous autorisions à payer un traitement aussi coûteux. Ma femme est fatiguée de courir d’un hôpital à l’autre, au moins deux jours par semaine car ils [les enfants] ont besoin de transfusions sanguines hebdomadaires pour survivre, mais maintenant le seul traitement sur lequel nous comptions n’est plus disponible.»
Dégradation du système de santé
L’Institut national de la statistique (INS) a indiqué que plus de 17 % des Tunisiens vivent sous le seuil de pauvreté, contre 15,2% en 2015. Cela signifie que les plus pauvres du pays dépendent des subventions gouvernementales pour subvenir à leurs besoins fondamentaux, y compris la nourriture et les médicaments.
La crise économique actuelle dans le pays et les déficits publics ont affecté tous les secteurs, y compris la santé. Une grande partie de la population tunisienne dépend de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam), pour payer les traitements et les médicaments. Le nombre de patients atteints de maladies chroniques dépendant de cette caisse est passé de 89 801 en 2007 à 1 019 870 en 2021.
La Pharmacie centrale tunisienne (PCT), propriété de l’État, est un autre vecteur de cette crise. Depuis des mois, elle est aux prises avec un manque de financement qui l’empêche de rembourser sa dette croissante envers les laboratoires pharmaceutiques étrangers, et d’approvisionner le marché de nombreux médicaments.
Les hôpitaux publics enregistrent une augmentation du nombre de patients qui doivent payer de leur poche des médicaments essentiels mais coûteux qui étaient auparavant fournis ou subventionnés par le système public de santé.
Alors que certains peuvent se permettre le coût [des médicaments dans les pharmacies privées], beaucoup, comme la famille Hammami, en sont incapables et doivent plutôt attendre que l’État recommence à les fournir [aux hôpitaux publics].
La crise du système de santé ne se limite pas au secteur public – elle déborde maintenant également sur le secteur privé.
À mesure que les médicaments se raréfient, même ceux qui ont les moyens d’en acheter doivent souvent suspendre leur traitement jusqu’à ce que les médicaments soient à nouveau disponibles.
«J’ai eu une greffe du foie en 2010 et depuis je prends des médicaments immunosuppresseurs pour éviter le rejet d’organe et d’autres problèmes», raconte Abdelkader, chauffeur de taxi rencontré devant l’Hôpital Charles-Nicolle (public). Il ajoute : «Ces derniers mois, cependant, certains des traitements essentiels ont disparu. Je ne peux même pas compter sur mon propre argent pour fournir cela.» Cela est devenu un problème après la pandémie de Covid-19, alors que la crise économique est devenue critique en Tunisie, explique-t-il.
Plusieurs autres personnes faisant la queue devant le Clinique ophtalmologique de Tunis racontent que leurs opérations ont été repoussées à plusieurs reprises en raison de pénuries médicales D’autres patients parlent du manque de médicaments pour le traitement du diabète, de l’hypertension artérielle et des accidents vasculaires cérébraux.
Les cancéreux sont les plus touchés
A l’Institut Salah-Azaïz de Tunis, spécialisé dans le traitement du cancer, des patients et leurs familles font la queue devant une pharmacie. «Nous avons fait tout le chemin depuis Béja [à 112 km de la capitale] pour découvrir qu’aucun médicament n’est disponible, même les produits de base comme les pommades», a déclaré Mouna alors qu’elle parlait avec les familles d’autres patients à l’extérieur du centre de cancérologie.
La grand-mère de Mouna, âgée de 90 ans, Eljeya, est atteinte d’un mélanome en phase terminale. Malgré sa santé délicate, elle a dû se rendre à Tunis pour recevoir les médicaments dont elle a besoin pour gérer sa douleur. Mais même les médicaments de base font défaut. «Nous espérions qu’ils nettoieraient au moins l’abcès qu’elle a maintenant autour de son site de mélanome, mais même les produits de nettoyage médicaux sont en rupture de stock», explique Mouna. «C’est frustrant pour les patients et les médecins et à ce stade, tout ce que nous pouvons faire est de prier pour qu’elle quitte ce monde dès que possible pour lui épargner la torture qu’elle subit», ajoute-t-elle, excédée.
L’Institut Salah Azaiez est le seul établissement médical qui traite les patients atteints de cancer dans le pays. Même les traitements les plus élémentaires requis pour gérer la douleur ne sont disponibles qu’ici. La centralisation des soins dans la capitale crée une situation intenable, alors que les médecins continuent de quitter le pays pour l’Europe, frustrés par le manque d’installations et de médicaments nécessaires à l’exercice de leurs fonctions.
Dépréciation du dinar et crise de la dette
La PCT joue un rôle clé dans l’importation et la commercialisation des produits pharmaceutiques. Elle est également responsable de la fixation des prix à l’importation et de la distribution des produits pharmaceutiques aux pharmacies privées, aux hôpitaux et aux établissements vétérinaires. Elle est le seul importateur de médicaments en Tunisie et le principal régulateur du système d’approvisionnement pharmaceutique du pays. Ces dernières années, cependant, elle fait face à des problèmes croissants au sein de la chaîne d’approvisionnement en médicaments, qui est statique depuis des décennies et n’a pas évolué pour relever les défis économiques que la Tunisie a traversés au cours des 12 dernières années.
Selon une étude réalisée en 2021 par l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE), la Tunisie a perdu environ 210 millions de dinars (environ 64 millions d’euros) en 2018 en raison de la dépréciation de la monnaie du pays par rapport à l’euro. Alors que 80% des achats de la pharmacie centrale se font en euros. La rentabilité a également diminué en raison d’une hausse des coûts des médicaments sur le marché mondial.
«L’inefficacité du système de la pharmacie centrale était entre autres due à la forte dépréciation du dinar, qui échappe totalement à son contrôle, mais qui a eu un impact majeur sur sa capacité à sécuriser l’approvisionnement en médicaments dont la Tunisie a besoin», a indiqué l’OTE.
Les dettes ont encore augmenté car la pharmacie centrale a continué à demander des prolongations de son délai de paiement, ce qui a conduit les fournisseurs à ajouter des frais de retard.
En 2018, les médias locaux ont commencé à rendre compte des pénuries inquiétantes de médicaments et de l’incapacité du système de la pharmacie centrale à y remédier.
Les Tunisiens incapables de payer leurs frais de médicaments ont commencé à compter davantage sur les membres de leur famille pour les leur envoyer de l’étranger.
Les groupes Facebook et les initiatives communautaires visant à aider les gens à trouver des médicaments sont devenus plus courants.
Un début de solution ?
Alors que l’échec du système centralisé de distribution des médicaments persiste, les responsables tunisiens tentent de trouver une alternative.
Les législateurs et le ministère tunisien de la Santé ont proposé la création d’un nouvel organisme gouvernemental aidera à limiter le monopole de la pharmacie centrale sur la distribution des médicaments sur le marché local. «Nous ne pouvons pas nier qu’il y a une pénurie de médicaments dans notre pays», a déclaré Raouf Fkiri, membre de la commission de la santé au Parlement tunisien.
«La mise en place d’une agence nationale des médicaments et fournitures sanitaires nous aiderait à fournir les médicaments nécessaires et à encadrer les réseaux de leur distribution», a-t-il souligné. Et d’jouter : «Nous serions également en mesure d’accélérer le processus d’octroi de permis à davantage de distributeurs, autres que la pharmacie centrale, pour pouvoir soutenir le marché local avec des besoins médicaux.» Cependant, la création de cette agence pourrait prendre des mois car le projet de loi devrait être approuvé par le parlement puis signé par le président tunisien.
Bien qu’il existe de nombreux problèmes dans le système de subventions actuel, les députés souhaitent l’actionner afin qu’il puisse fournir des médicaments pour les maladies critiques et chroniques à des prix moins élevés.
En février, le président Kaïs Saïed a effectué une inspection au siège de la Société tunisienne des industries pharmaceutiques et a découvert des médicaments périmés dans les entrepôts de la société. Il a dit que c’était «inacceptable» et que les dirigeants de l’entreprise «devraient être tenus pour responsables». Tout en imputant la crise actuelle aux «lobbyistes corrompus» qui veulent contrôler le marché des médicaments.
Traduit de l’anglais.
Source : The National.
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