La domination américaine, dernier épisode des guerres économiques qui ont fait et défait le monde depuis l’aube de l’humanité, est en train de susciter l’émergence d’un contre-pouvoir chinois et dans une moindre mesure russe, dans le cadre d’un capitalisme d’Etat.
Par Dr Mounir Hanablia *
La guerre économique, la prédation si on veut la qualifier ainsi, est aussi ancienne que l’humanité. Elle a débuté avec les conflits entre les tribus préhistoriques, d’abord contre les animaux sauvages pour le contrôle du territoire et des proies, puis entre les tribus de chasseurs nomades.
Avec l’apparition de l’agriculture et la constitution des cités et des Etats, elle a visé à s’approprier le territoire, les biens, et les personnes réduites à l’état d’esclaves.
Mais avec l’instauration du commerce, les profits et les convoitises qui en ont résulté, la tentation est devenue grande de contrôler les échanges de marchandises et les transferts d’argent, grâce à des ententes entre le ou les clients et le fournisseur, aux conditions les plus avantageuses, et en excluant les intrus.
Naturellement, l’idéal demeurait toujours pour chacun de s’imposer en fonction de ses propres intérêts, soit par la persuasion, sinon par le recours à la force, et c’était alors la guerre ouverte.
Ainsi les marchandises orientales en provenance de l’Asie, très prisées en Méditerranée, les Phéniciens se sont chargés de leur distribution, en subissant la rivalité des Grecs, et sur les côtes africaines.
Les guerres médiques ont-elles eu pour but le contrôle du débouché commercial de la route de la soie via la Perse? La campagne d’Alexandre le Grand jusqu’en en Afghanistan et les frontières de l’Inde semble le suggérer.
Plus tard, les Romains puis les Byzantins ont pris le relais dans cette confrontation entre l’Est et l’Ouest. Mais la soie est demeurée pendant des siècles en Chine un produit dont les procédés de fabrication étaient jalousement gardés jusqu’à ce que des espions byzantins en rapportent les secrets.
Calculs économiques et mobiles religieux
Puis l’empire perse ayant été supplanté par les Arabes musulmans, ces derniers ont monopolisé le commerce international et la distribution des épices, très recherchés, avec la collaboration des cités italiennes Venise, Gênes, et Pise, et ce, malgré les Croisades et les interdits de la papauté, contre toute livraison de bois ou de fer aux musulmans, afin de les empêcher de développer une marine de guerre efficace.
Mais les calculs économiques primant sur les mobiles religieux, Venise afin de supprimer la concurrence commerciale de Byzance obtint le détournement de la Croisade en 1204 vers la ville qui fut pillée et occupée par les Latins pendant une cinquantaine d’années.
En Europe du Nord, quelques villes Allemandes constituées en Ligue, la Ligue Hanséatique, prétendirent monopoliser les échanges en imposant leurs prix et en boycottant depuis la mer Baltique jusqu’aux Flandres tous ceux qui refusaient leurs exigences. Mais cette Ligue finit par disparaître avec la constitution d’Etats puissants, particulièrement en Hollande, en Pologne et en Prusse.
En France le Roi réussit à déposséder à son profit l’ordre du Temple, des Croisés, accroissant d’autant ses richesses tout en éliminant un parti dangereux jouissant du soutien du Pape de Rome.
La manière forte contre les autochtones
Néanmoins, la découverte de l’Amérique, entraîna un afflux d’or considérable en Espagne dans le même temps que ses galions chargés de richesse étaient attaqués lors de la traversée de l’Atlantique par les pirates et les corsaires anglais, hollandais et français.
Mais ce sont les Portugais qui, grâce au savoir-faire des marins arabes pilotant leurs navires, cassèrent le monopole arabe du commerce avec l’Orient en attaquant les villes et les navires bien moins performants que les leurs et en établissant des comptoirs sur les côtes de l’Inde, de Malaisie, et jusqu’aux îles Moluques.
Les Portugais commirent des massacres afin de dissuader quiconque de commercer sans leur autorisation, dont l’un des plus tristement célèbres fut celui ordonné par Vasco de Gama, mettant le feu à un navire musulman dont les passagers brûlèrent vif.
Mais au début du XVIIe siècle vint le temps des compagnies commerçantes, constituées d’actionnaires, afin de minimiser les risques. Ainsi grâce à la compagnie des Indes Orientales d’Amsterdam les Hollandais en guerre contre l’Espagne devinrent des concurrents redoutables des Portugais qu’ils réussirent à supplanter, en particulier en Indonésie et réussirent à monopoliser le commerce des épices en réalisant de fabuleux profits.
Les Hollandais usèrent de la manière forte contre les autochtones qu’ils massacrèrent allègrement en particulier dans les Moluques afin de les obliger à se soumettre à leurs exigences commerciales. Ils empêchèrent dans un premier temps les Anglais, eux-mêmes constitués en sociétés d’actionnaires, de commercer malgré des accords conclus entre les deux parties, et ces derniers furent obligés de se rabattre sur l’Inde et de conclure des accords avec le Grands Moghol, légalisant leur entreprise.
Néanmoins, le démembrement de l’empire Moghol leur donna l’occasion d’occuper le Bengale et d’en accaparer les ressources qui allaient leur permettre de constituer des armées composées de soldats locaux, triompher de tous leurs adversaires en particulier les Français et les Mahrattes au XVIIIe au sortie de la guerre de sept ans, et soumettre la totalité du pays.
La particularité de la conquête anglaise fut donc qu’elle fut menée par une compagnie de commerçants dont les directeurs se trouvaient à Londres, et non par l’Etat Britannique. Il n’empêche, ce dernier leur apporta une aide considérable, en particulier grâce à sa marine de guerre qui empêcha les Français de dépêcher les renforts nécessaires à la défense de leurs comptoirs commerciaux. Les Hollandais furent tout autant évincés après leurs défaites navales face à leurs rivaux et leur influence en Extrême-Orient devint dès lors négligeable.
Néanmoins, la conquête de l’Inde ayant été coûteuse, la couronne britannique prétendit en faire payer le prix aux colons britanniques établis en Amérique, c’est du moins ainsi que ces derniers le comprirent et réagirent en jetant à la mer les cargaisons de thé dont la vente venait d’être taxée, déclenchant la guerre qui devait les mener à l’indépendance.
Les Etats-Unis d’Amérique furent ainsi constitués à l’image des sociétés d’actionnaires avec un parlement correspondant à l’assemblée générale, et un gouvernement équivalent au conseil d’administration. Ce n’est pas par hasard si le libéralisme économique demeure dans ce pays un dogme sacré.
De l’empire britannique aux guerres mondiales
La prééminence de l’Angleterre ne fut pas menacée par le blocus continental imposé par Napoléon Bonaparte qui prétendait ruiner ainsi son commerce afin de la forcer à accepter ses conditions, et sa marine après en avoir détruit la flotte s’efforça de ruiner le commerce maritime de la France en attaquant et en saisissant les bateaux des nations neutres, et les Américains que les Français espéraient entraîner dans la guerre à leurs côtés préférèrent alors s’abstenir d’envoyer des bateaux commercer en Europe jusqu’à la fin du conflit.
Cependant, au milieu du XIXe siècle l’East India company, afin d’équilibrer son commerce largement déficitaire avec la Chine, organisa le trafic de l’opium sur une grande échelle sous la protection de la marine britannique, cela déclencha deux guerres meurtrières dites guerres de l’opium dont l’une aboutit au saccage et à l’incendie du palais d’été de Pékin par les troupes anglaises, un acte de barbarie dont seule la cupidité de deux officiers fut responsable.
Les Chinois étant attaqués durent payer des dommages de guerre à leurs agresseurs. Ces derniers envoyèrent un botaniste espionner les techniques de culture du thé, dont la Chine perdit alors le monopole de la production lorsqu’il fut cultivé au Bengale par les Anglais pour être commercialisé dans le monde entier. Mais trois années après, avec la grande révolte en Inde, l’East India company fut dissoute et l’administration de l’Inde fut assumée directement par le gouvernement britannique.
La France tenta bien une aventure coloniale au Mexique qualifiée de guerre des petits gâteaux, afin d’obliger ce pays à établir un traité de coopération, mais cette aventure qui vit le couronnement d’un Autrichien à la tête du trône du Mexique finit par le départ de l’armée française, les Etats-Unis à la fin de la guerre de sécession ayant menacé d’armer les révolutionnaires mexicains.
Cependant, avec la montée de l’impérialisme anglais, et depuis son unification et sa victoire contre la France en 1870, l’Allemagne apparaissait comme la puissance émergente dont l’essor industriel et commercial était susceptible de concurrencer l’Angleterre et de menacer ses monopoles en Europe et dans le monde.
Cette rivalité commerciale pour les marchés et l’approvisionnement en matières premières aggravait la rancœur de l’Allemagne qui privée de colonies importantes se voyait incapable de développer une économie sans passer par le bon vouloir de ses concurrents. Cela finit par devenir une guerre mondiale en 1914, et l’Allemagne tenta d’étrangler l’Angleterre grâce à la guerre sous-marine, mais privée de ravitaillement et d’approvisionnement par le blocus de ses ports, elle se trouva contrainte d’accepter l’armistice.
Cette leçon ne serait pas oubliée avec l’accession de Hitler au pouvoir dont le but serait d’assurer à l’Allemagne son autosuffisance en matières premières et produits agricoles nécessaires à son effort de guerre. Mais après avoir tenté de détruire la capacité industrielle anglaise par les bombardements aériens et la guerre sous-marine, c’est l’Allemagne qui fut détruite après l’entrée en guerre des Etats-Unis avec sa capacité de production militaire illimitée et sa flotte aérienne innombrable, combinée à la grande la contre-offensive soviétique.
La fin de la seconde guerre mondiale marqua le début d’une nouvelle ère, celle de la rivalité Est-Ouest, et le péril nucléaire avec le risque de destruction mutuelle imposa à la rivalité des blocs des limites strictes avec le recours à la guerre froide.
En 1973 le conflit israélo-arabe fut marqué par un embargo sur le pétrole par les pays producteurs; mais en réalité, l’augmentation des coûts qui en résulta bénéficia autant aux grandes compagnies pétrolières et relança l’exploitation aux Etats-Unis d’Amérique, en limitant ainsi la dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient.
Par ailleurs, dans le contexte de la guerre froide, l’espionnage commercial industriel joua un grand rôle. Les Américains et les Soviétiques ne furent pas les seuls à y recourir. Les Japonais, grâce leur service d’espionnage, le Miti, acquirent de nombreux secrets industriels, parfois grâce à des questions anodines, ce qui permit à leurs entreprises l’essor qu’on leur connaît.
Néanmoins avec la chute de l’Union Soviétique et le triomphe du libéralisme, un autre embargo fut imposé à l’issue de la guerre du Golfe contre l’Irak en 1991, pendant plus de dix ans, avec des effets néfastes sur sa population.
Domination américaine et contre-pouvoir Chinois
Les Etats-Unis, grâce à la mondialisation, s’assurèrent en dehors de leur capacité militaire les outils politiques, financiers, juridiques, et culturels, pérennisant leur contrôle et leur domination sur le monde.
Il faut à cet effet se souvenir de leur insistance à imposer en Europe la commercialisation des films issus de Hollywood et réalisés en étroite coopération avec le Pentagone, une manière efficace de diffuser les normes américaines et de rendre leur domination acceptée par les peuples comme naturelle dans l’ordre normal des choses. C’est ce qu’on appelle le soft power. Il a évidemment été renforcé par l’acquisition par les entreprises américaines de leurs concurrents grâce à différents moyens de pressions et à l’instauration de l’exterritorialité de lois américaines permettant la poursuite judiciaire pour des activités économiques légales normales n’importe où dans le monde, dès lors qu’elles sont considérées comme nuisibles aux intérêts américains.
L’acquisition d’Alsthom par Général Electric constitue à cet effet un cas d’école. Internet qui fonctionne sous le contrôle du Pentagone est un autre aspect de la domination mondiale grâce auquel des entreprises comme Cambridge Analytica analysent en direct l’état du monde et pèsent clandestinement sur les choix, les goûts, la consommation, les élections présidentielles ou certains référendums comme le Brexit. Mais cette domination américaine est en train de susciter l’émergence d’un contre-pouvoir chinois et dans une moindre mesure russe, dans le cadre d’un capitalisme d’Etat.
L’actuelle guerre en Ukraine et les mesures de rétorsion prises contre la Russie, comme son exclusion du système bancaire Swift et la mise hors service de ses gazoducs, démontrent que les considérations économiques continuent de primer, même pendant les guerres.
Nous en arrivons au cas de la Tunisie, dont le président ne partage pas le désir américain d’en faire l’emblème du triomphe de la démocratie libérale dans le monde arabe, et dont la population se trouve exposée à des pénuries de plus en plus sévères des produits de nécessité courante, évoquant les restrictions issues d’une guerre non-déclarée. On ignore où tout cela aboutira.
Néanmoins, si on s’en réfère aux pratiques qui ont cours dans un milieu professionnel, celui de la cardiologie, on peut affirmer que la guerre économique menée pour créer des monopoles a débuté depuis longtemps et que sa pratique, conduisant à l’usage des stents périmés ainsi qu’il a été mis en évidence en 2016, a été étonnamment bien maîtrisée par une profession, dont l’honneur et la dignité devraient se situer plus dans la sauvegarde du malade que dans le mercenariat au bénéfice des grandes compagnies du Big Pharma, dans leurs efforts pour accaparer le marché.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Histoire mondiale de la guerre économique’’, essai de Ali Laidi, éd. Perrin, 15 septembre 2016, 500 pages.
Donnez votre avis