Voilà déjà quelques mois que le torchon brûle entre Paris et plusieurs capitales africaines sans qu’aucun acteur ne semble pouvoir inverser la tendance. Et si cela était l’occasion pour la Tunisie de repasser au-devant de la scène diplomatique régionale en jouant son rôle naturel de pont entre les nations ?
Par Youssef Bouanani et Nicholas Drouin-Toufic *
Conséquences des tensions entre la France et certaines de ses anciennes colonies, nous assistons à un chamboulement de ce qu’on a longtemps nommé la Françafrique. Coups d’État successifs contre des régimes jugés asservis à la France, manifestations antifrançaises dans plusieurs pays subsahariens, échec des tentatives (plus ou moins sincères) d’amélioration des relations franco-algérienne et tensions entre le Maroc et la France.
En d’autres mots, la relation entre la France et l’Afrique se trouve actuellement à un carrefour critique. Les aspirations à une plus grande souveraineté politique et économique ont conduit à une série de frictions récurrentes, notamment en raison d’une approche française de l’Afrique restée bloquée sur d’anciennes méthodes issues de la vision du célèbre «Monsieur Afrique», l’un des hommes de l’ombre du gaullisme, Jacques Foccart. De l’autre côté, de plus en plus de pays africains sont tentés d’approfondir leurs relations avec d’autres partenaires comme la Chine ou la Russie. Ce climat diplomatique complexe nécessite une réflexion profonde sur les voies de réconciliation et de coopération futures avec la France. C’est là que la Tunisie a un rôle crucial à jouer.
Une place de choix dans les relations France-Afrique
Bien que les récentes sorties sur les migrants subsahariens du président Kaïs Saïed aient suscité une indignation des opinions publiques en Afrique noire, les dirigeants africains se sont largement abstenus de dénoncer ouvertement la Tunisie au-delà d’une simple condamnation de principe par l’Union Africaine (UA). Le président de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) est d’ailleurs venu à la défense du président tunisien. Sans parler d’un effondrement, les relations tuniso-africaines passent néanmoins par une phase de turbulences.
Or historiquement, la Tunisie maintient de bonnes relations avec le continent, héritées de sa tradition diplomatique proactive en la matière. Bourguiba, dans sa volonté de renforcer ses liens avec l’Afrique, a été l’un des membres fondateurs de l’UA ainsi que de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), sans parler du soutien apporté aux mouvements de décolonisation. Il place donc la Tunisie au centre des relations multilatérales africaines. Sous Ben Ali, la Tunisie continue de cultiver ses relations stratégiques avec l’Afrique, en particulier dans les domaines économique et sécuritaire. Après la révolution de 2011, on observe cependant un ralentissement des efforts diplomatiques de la Tunisie en Afrique. Hormis l’adhésion tunisienne à la Cedeao en 2017 à titre de membre observateur, aucune initiative majeure n’a été malheureusement entreprise. Il est donc temps que Tunis redynamise ses liens historiques avec l’Afrique.
Pour ce qui est de l’Afrique du Nord, nos relations sont globalement satisfaisantes. Concernant l’Algérie, et ce malgré quelques périodes de tensions en raison de divergences politiques, notamment sur le conflit libyen, nos deux pays maintiennent des liens de coopération économique et sécuritaire significatifs. Comme en témoigne la récente visite du Premier ministre Hachani à Alger, nos relations diplomatiques demeurent fortes. Au sujet du Maroc, nos relations sont également cordiales et marquées par une forte collaboration économique et politique, notamment au sein de l’Union du Maghreb Arabe (UMA). Si des désaccords persistent au sujet du Sahara occidental, la pleine réalisation du potentiel de coopération entre les pays demeure envisageable.
En ce qui concerne les relations tuniso-françaises, elles se maintiennent sur une trajectoire de stabilité et de coopération étroite. Malgré quelques désaccords, la France demeure un allié important pour la Tunisie, avec des liens historiques solides et une collaboration fructueuse notamment au niveau économique, culturel et sécuritaire. Les deux partenaires partagent des intérêts communs dans la promotion de la stabilité régionale en Afrique, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et l’immigration illégale.
Au regard de cette double proximité, les affaires étrangères tunisiennes pourraient jouer un rôle actif de médiation favorisant le règlement des différends entre le continent africain et la France, ainsi que la refondation des relations entre les deux parties.
Comment?
Vers une refonte des relations franco-africaines
Tout d’abord, il faut rappeler que ce rôle d’intermédiaire entre les nations n’est pas inconnu à la diplomatie tunisienne. Par exemple, en 1986, lors de la guerre tchado-libyenne, la Tunisie a joué un rôle crucial en essayant de faciliter des pourparlers entre les deux belligérants. Dans un contexte où la diplomatie tunisienne est loin de ses heures de gloire, elle pourrait saisir l’occasion et agir comme intermédiaire pour redéfinir la Françafrique en utilisant l’outil multilatéral par excellence dans ce cadre : l’OIF.
Cette organisation, qui a pour mission initiale de favoriser la coopération culturelle et académique entre les États francophones, pourrait encore plus se développer pour devenir un forum multilatéral de discussion et de prise de décision plus large. Cette nouvelle structure pourrait aborder des thèmes comme les échanges économiques, les partenariats stratégiques et sécuritaires. L’OIF offrirait ainsi un forum où les pays africains et la France prendraient des décisions de manière transparente et collégiale dans l’intérêt de tous, garantissant ainsi une coopération équitable. Dans le cadre d’un début de la fragmentation de la mondialisation, la régionalisation des solutions aux tensions devient la mise.
Un parallèle pourrait être fait avec l’organisation des Brics. Initialement un terme inventé par la banque Goldman Sachs, l’acronyme Brics qui désignait des puissances économiques émergentes s’est très vite structuré autour de forums de discussion et de prise de décision. Aujourd’hui, cette organisation a élargi son champ de compétence pour toucher à des sujets plus larges comme la politique et la sécurité.
De la même manière, l’évolution organisationnelle de l’OIF n’est pas quelque chose de fantaisiste et est totalement réalisable. Face à l’essoufflement de larges organisations multilatérales comme l’Onu et leurs difficultés à trouver des solutions satisfaisantes pour toutes les parties, l’émergence de nouvelles structures de résolution des tensions et de coopération est à encourager. Dans ce cadre, la diplomatie tunisienne, qui a toujours démontré son adhésion au multilatéralisme, pourrait ouvrir la porte à une telle refonte des relations franco-africaines au sein de l’OIF.
À la tête de la Conférence ministérielle de la Francophonie (CMF), la Tunisie est actuellement dans une bonne position pour commencer à insuffler de tels changements. La CMF a la prérogative d’exécuter les décisions du Sommet de la Francophonie, dont une des ambitions déclarées est de contribuer à la consolidation de la sécurité et de la prévention des conflits. Réaliser cette ambition dans le contexte africain pourrait donc passer par plusieurs moyens à la portée de la Tunisie. Elle serait en mesure de suggérer une restructuration du modèle coopératif de l’OIF pour favoriser de meilleures conditions d’échange entre la France et les États africains. Tunis pourrait commencer par proposer une nouvelle charte de la francophonie qui garantirait une discussion sur des sujets plus variés, tels que les questions de sécurité ou d’économie, et des prises de décision plus larges. Dans ce but, la Tunisie doit redéployer ses efforts diplomatiques là où ils ont reculé afin de retrouver sa position d’antan. Par différents canaux et profitant de leurs bonnes relations, nos affaires étrangères pourraient solliciter le soutien des différentes chancelleries à la proposition d’une restructuration complète de l’OIF.
Également dans ses prérogatives, la CMF pourrait recommander la réadmission des membres africains suspendus qui ont connu des coups d’État, afin de les inclure dans ce nouveau forum de discussion pour trouver des solutions vers une sortie de crise avec la France. Elle pourrait également recommander l’admission de l’Algérie. Profitant de ses bonnes relations avec son voisin, elle pourrait offrir des garanties que les voix algériennes soient écoutées et prises en compte dans cette nouvelle structure et que la France puisse régler ses rapports tendus avec son ancienne colonie.
Incontestablement, l’idée de l’Afrique comme le «pré carré» français est en train de s’effriter. Le divorce étant difficile, tant les enjeux y sont cruciaux pour les deux parties, que la lutte semble tourner à la confrontation dans plusieurs cas. Cependant, pris objectivement, cette situation n’arrange aucun parti.
L’instabilité politique et les crises sociales et économiques donnent généralement naissance à des tares comme le terrorisme, des mouvements migratoires incontrôlables ou la résurgence d’anciennes rivalités et tensions qui touchent toutes les parties évoquées dans cet article. Dans ce contexte difficile, la Tunisie doit jouer son rôle d’avant-garde des résolutions de conflits. Des solutions existent, il ne manque plus que la volonté politique.
* Etudiant en sciences politiques et affaires publiques et internationales.
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