Loin d’être un simple slogan, l’expression «du fleuve à la mer» reflète à la fois les ambitions de longue date de la droite israélienne et la réalité qu’Israël impose à la Palestine depuis 1967. (Illustration : Lors d’un discours devant l’Assemblée générale des Nations Unies le 22 septembre 2023, le Premier ministre Benjamin Netanyahou brandit une carte montrant Israël s’étendant «du fleuve à la mer». Ph. Spencer Platt/Getty Images).
Par Rashid Khalidi *
«Le droit du peuple juif sur la terre d’Israël est éternel et incontestable… par conséquent, la Judée et la Samarie ne seront confiées à aucune administration étrangère; entre la mer et le Jourdain, il n’y aura que la souveraineté israélienne», lit-on dans la plateforme du parti Likoud, 1977
Le slogan «du fleuve à la mer» aurait un grand pouvoir, si grand qu’il a conduit la Chambre des représentants des États-Unis à censurer l’un de ses membres qui l’invoquait, et l’Université de Columbia à fermer deux organisations étudiantes juives dont les membres le répétaient. Voix pour la paix et étudiants pour la justice en Palestine. Depuis, d’autres universités ont emboîté le pas.
Pendant que ces augustes instances délibéraient sur les violations graves qu’impliquaient ces paroles, plus de 100 enfants mouraient chaque jour à Gaza sous la pluie de dizaines de milliers de bombes, roquettes, missiles et obus d’artillerie israéliens, dont beaucoup étaient fabriqués par des entreprises américaines dans lesquelles l’Université de Columbia a investi ainsi que les contribuables américains..
Pendant ce temps, les ministres israéliens parlaient d’infliger la «Nakba 2023» à Gaza (un écho du nettoyage ethnique israélien de 1948 contre 750 000 Palestiniens); plus de 1,7 million de Gazaouis ont été forcés de quitter leurs foyers; plus de 14 000 personnes ont été tuées (dont près de 6 000 enfants) et 30 000 blessées; la plupart des hôpitaux ont été mis hors service; et la moitié des structures de la bande de Gaza ont été détruites ou endommagées.
Au-delà de ces chiffres – et pour beaucoup, ce n’étaient que des chiffres, car comment illustrer les noms, les visages et les histoires personnelles de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants morts, surtout lorsque leurs bourreaux ont coupé l’électricité et, parfois, Internet et les communications téléphoniques, et empêché les journalistes occidentaux d’être présents pour assister à leur calvaire et exposer ces faits brutaux.
Israël combat des «animaux humains»
Dès le premier jour de cette guerre, le ministre de la Défense Yoav Gallant, qui affirmait qu’Israël combattait les «animaux humains», a ordonné la coupure non seulement de l’électricité mais aussi de l’approvisionnement en eau, en médicaments, en nourriture et en carburant, en violation de l’article 23 de Quatrième Convention de Genève de 1949, qui exige «le libre passage de tous les envois de fournitures médicales et hospitalières et… de tous les envois de denrées alimentaires essentielles».
Alors que le président Biden a appelé à l’acheminement de l’aide humanitaire à Gaza, les États-Unis n’ont jusqu’à présent pas fait grand-chose pour y parvenir, se contentant de persuader Israël d’autoriser l’entrée d’un petit filet de fournitures de secours (à l’exclusion du carburant), comme si les États-Unis avaient aucun pouvoir pour faire autre chose.
Couper ces produits, ainsi que l’eau, l’électricité et le carburant, constitue un crime de guerre, tout comme le meurtre de non-combattants, qu’ils soient Israéliens ou Palestiniens, ou l’expulsion massive de 1,7 million de personnes d’une partie de la bande de Gaza vers un autre. Mais l’administration Biden et ses alliés occidentaux refusent non seulement d’appeler à l’arrêt des bombardements et du nettoyage ethnique. Ils ne peuvent même pas se résoudre à exiger, sous peine de sanctions, qu’Israël ouvre les robinets d’électricité et d’eau, ou qu’Israël autorise la livraison quotidienne des centaines de camions de médicaments, de nourriture et de carburant nécessaires pour répondre aux besoins de 2,3 millions de personnes, pour la plupart des enfants. Le commandant en chef n’est pas disposé à ordonner à l’immense flotte américaine stationnée à proximité en Méditerranée de livrer les fournitures nécessaires à Gaza et d’évacuer la multitude de blessés, ce qui pourrait facilement être fait, indépendamment de la volonté des assiégeants.
Face à l’insensibilité des dirigeants qui refusent d’imposer un arrêt à la pluie de bombes d’Israël sur la bande de Gaza, se dressent quelques membres courageux du Congrès, des manifestants sur les campus et, derrière eux, un grand nombre de citoyens enragés par la participation de leur pays au massacre et punition collective de la population civile de Gaza. Au lieu d’applaudir leur courage en exigeant des comptes pour les meurtres de masse et le nettoyage ethnique, un Congrès sans vergogne et une administration universitaire sans âme leur demandent des comptes pour avoir utilisé une expression exigeant la liberté dans l’ensemble de leur patrie pour un peuple qui, depuis 1917, a souffert sous domination étrangère et n’a jamais eu droit à l’autodétermination. D’une manière ou d’une autre, dans le «pays de la liberté», un appel à la liberté palestinienne devient une exigence odieuse et haineuse.
L’objectif du «Grand Israël»
Le comble de l’ironie concernant les affirmations sur le caractère haineux d’une telle expression – un administrateur d’université l’a qualifiée de «génocidaire» – est que cette idée est bien plus qu’un simple slogan lorsqu’il s’agit d’Israël. Il reflète plutôt la réalité qu’Israël a imposée à la Palestine depuis 1967. Israël contrôle toutes les terres situées entre la Méditerranée et le Jourdain, une zone qui, à toutes fins pratiques, constitue un seul État sous un seul régime de sécurité et une seule souveraineté.
La volonté d’établir le «Grand Israël» est l’objectif idéologique central du parti Likoud, qui domine la politique israélienne depuis 1977. L’engagement en faveur du Grand Israël a été inscrit dans les «Lois fondamentales» de l’État israélien en 2018, lorsque le La Knesset a adopté la loi sur «l’État-nation du peuple juif». Cette loi stipule que le droit à l’autodétermination nationale en Palestine «est unique au peuple juif» et que «l’État considère le développement des colonies juives comme une valeur nationale et doit agir pour encourager et promouvoir son établissement et son renforcement». Cet engagement est l’un des «principes directeurs» du gouvernement israélien actuel, qui a déclaré que «le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur toutes les parties de la Terre d’Israël», y compris «la Judée et la Samarie».
Ainsi, d’un côté, nous avons des étudiants et un homme politique qui représentent les revendications de dizaines de millions de citoyens qui réclament la liberté des Palestiniens. De l’autre, nous avons le pouvoir de l’État américain qui soutient les politiques fondamentales du gouvernement israélien qui, au cours des dernières décennies, a agi sans relâche pour garantir qu’«entre la mer et le Jourdain, il n’y aura que la souveraineté israélienne». Plutôt que de se concentrer sur de véritables crimes de guerre destinés à maintenir la souveraineté exclusive d’Israël sur l’intégralité de la Palestine historique, du fleuve à la mer, les priorités du Congrès et des modèles de l’Ivy League se situent ailleurs, comme en témoignent leurs honteuses concentrations sur des crimes de pensée complètement fallacieux.
Traduit de l’anglais.
* Chercheur et essayiste américain d’origine palestinienne, professeur d’études arabes modernes à l’Université de Columbia. Son dernier livre s’intitule ‘‘La Guerre de Cent Ans contre la Palestine’’.
Source : The Nation.
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