Rivalité sino-américaine en Afrique du Nord 

Les observateurs s’accordent actuellement sur l’existence d’une course entre les grandes puissances -en particulier entre les Etats-Unis et la Chine- pour développer leurs activités économiques et leur influence géopolitique dans le continent africain en s’appuyant sur les pays de l’Afrique du Nord comme, «porte d’entrée» incontournable, étant donné l’importance de leur position géographique et de leurs ressources naturelles.

Taoufik Ayadi *

Les pays de l’Afrique du nord ont été récemment l’un des centres d’intérêt de la Chine. En effet, parmi les 4 chefs d’État invités par le président Xi Jinping au 10e Forum de coopération sino-arabe, le 30 mai à Pékin, deux sont nord-africains : les présidents Égyptien Abdel Fattah Al-Sissi et tunisien Kaïs Saïed. Auparavant, et lors de sa première tournée de l’année 2024 en Afrique, pareillement à tous les ans depuis 1991, le ministre des Affaires étrangères chinois Wang Yi s’était rendu dans quatre pays, parmi lesquels deux sont situés en Afrique du Nord : la Tunisie et l’Égypte.

Alors que la Chine n’a commencé à s’impliquer en Afrique qu’au début du XXIe siècle avec une approche surtout économique, les États-Unis, eux, ont commencé à s’intéresser à ce continent de manière intense depuis le début du XXe, et leurs approches d’ordres stratégique, économique, sécuritaire et géopolitique, ont évolué au fil du temps.

Les observateurs s’accordent actuellement sur l’existence d’une course entre les grandes puissances -en particulier entre les Etats-Unis et la Chine- pour développer leurs activités économiques et leur influence géopolitique dans le continent africain en s’appuyant sur les pays de l’Afrique du Nord comme, «porte d’entrée» incontournable, étant donné l’importance de leur position géographique et de leurs ressources naturelles.

Les Américains ne cachent pas que l’Afrique du Nord est un atout pour eux en vue de contrer les autres puissances qui s’intéressent à l’Afrique. C’est ainsi qu’entre le 30 septembre et le 3 octobre 2020, le secrétaire d’Etat à la Défense des Etats-Unis, dans le cadre de sa tournée dans les pays du Maghreb pour consolider les relations de son pays avec les capitales de la région, a averti explicitement, ici même à Tunis, contre la montée de l’influence de la Russie et de la Chine en Afrique. Mais aujourd’hui, les Américains axent leur course dans le continent sur la nécessité d’y contrer les ambitions de la Chine, car la Russie et les puissances européennes s’y intéressent beaucoup moins qu’auparavant à cause de la guerre en Ukraine, dont le théâtre risque de s’élargir.

Face à ces deux antagonistes, la population nord-africaine penche davantage vers la Chine plutôt que vers les Etats-Unis à cause du soutien quasi-total et inconditionnel de ces derniers à Israël au détriment du droit des Palestiniens, sentiment qui s’est accentué suite à la guerre en cours à Gaza.

Les pays de l’Afrique du Nord sont donc effectivement au cœur d’une course d’influence stratégique entre la Chine et les États-Unis, susceptible de se transformer en une «rivalité» plus intense à long terme. Cette compétition se manifeste dans les domaines géopolitique, sécuritaire, économique, infrastructurel et technologique.

1- Économie et infrastructures :

La Chine a accru ses investissements en Afrique du Nord surtout dans le cadre de l’initiative la nouvelle route de la soie (Belt and Road). Les Chinois ont financé par des prêts d’importants projets d’infrastructure, comme les ports, les chemins de fer et les parcs industriels. Par exemple, l’autoroute Est-Ouest de 1216 km construite en Algérie et la construction de la nouvelle capitale administrative (New Administrative Capital, NAC) en Égypte.

Les États-Unis cherchent à accroître leurs investissements et leurs échanges commerciaux par diverses initiatives comme l’African Growth and Opportunity Act (Agoa) ainsi que par le biais de partenariats public-privés. En outre, ils encouragent aussi les réformes économiques et de gouvernance pour attirer les entreprises américaines. Parmi les projets notables, en 2007, le Maroc a signé un compact de 5 ans avec le programme du Millennium Challenge Corporation (MCC) d’un montant de 697,5 millions de dollars.

2- Géopolitique et diplomatie :

La Chine s’appuie sur la diplomatie économique pour renforcer ses relations politiques en Afrique. Pékin s’efforce de gagner le soutien des pays nord-africains dans les forums internationaux et offre des formations et des aides sans exiger des pays des réformes politiques.

Les États-Unis, en plus de leur diplomatie économique, s’appuient aussi sur les valeurs démocratiques et les droits de l’homme. Ils utilisent l’aide militaire et les partenariats stratégiques pour renforcer leur présence, leur influence et maintenir un ordre régional en faveur de leurs intérêts, par exemple par le biais de leurs relations exceptionnelles avec l’Égypte et le Maroc.

3- Sécurité et lutte contre le terrorisme :

La Chine est moins impliquée dans les opérations de sécurité. Elle soutient cependant les efforts de sécurité régionale à travers la vente d’armes avec des programmes limités en comparaison avec ceux des Etats-Unis, mais qui se développent sans cesse. L’Algérie est le plus important acheteur d’armement chinois parmi les pays de l’Afrique du Nord, suivi par l’Égypte et dans un moindre degré le Maroc. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, Alger ne cesse de renforcer ses relations avec Pékin étant donné que l’industrie militaire russe est occupée par ce conflit.

Les États-Unis ont une importante présence militaire et collaborent étroitement avec les forces armées locales pour lutter contre le terrorisme et l’extrémisme violent en fournissant des formations, des équipements et du renseignement. Les principaux partenaires sur le plan militaire des Etats-Unis sont, par ordre d’importance, l’Égypte, le Maroc et la Tunisie. Le Caire est l’un des principaux bénéficiaires de l’aide militaire américaine avec un montant  moyen d’environ 1,3 milliards de dollars par année. Bright Star est le plus important exercice conjoint mené par les armées égyptienne et américaine. 

4- Ressources naturelles et énergie :

La Chine est un grand consommateur d’énergie ét elle est soucieuse de sécuriser ses sources d’approvisionnement en gaz naturel et en pétrole en provenance des pays de l’Afrique du Nord. Elle a ainsi signé plusieurs accords énergétiques avec l’Algérie et la Libye.

Les États-Unis cherchent également à garantir l’accès aux ressources énergétiques et la diversification de leurs sources d’approvisionnement. A cet effet, ils investissent dans des projets énergétiques et disposent de plusieurs programmes de coopération avec les gouvernements nord-africains.

5- Technologie et télécommunications :

La Chine dispose de plusieurs entreprises comme ZTE et Huawei qui sont largement impliquées dans les marchés des télécommunications en Afrique du Nord. Ces entreprises offrent des technologies et des infrastructures de télécommunication abordables, avec un rapport qualité prix meilleur que celui des entreprises occidentales. 

Les États-Unis essayent, de leur côté, de limiter l’influence technologique de la Chine en Afrique du Nord par la promotion des technologies alternatives et en évoquant et même en alertant sur l’insécurité que représenteraient les infrastructures chinoises.

6- Perspectives d’avenir :

Les pays de l’Afrique du Nord sont des terrains de rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, surtout qu’aujourd’hui, la Russie et les puissances européennes s’en désengagent de plus en plus à cause de la guerre en Ukraine à leurs frontières orientales. Chacune des deux puissances en compétition cherche à accroître son influence par la diversification de ses investissements économiques, sécuritaires et diplomatiques. Cette compétition est une donnée clef pour comprendre les dynamiques géopolitiques dans la région.

Dans le cadre de cette course, qui se transformerait probablement en une «rivalité intense» à long terme, chacun essaye de profiter des points faibles et aspects négatifs de l’autre pour améliorer sa position.

L’engagement des pays de l’Afrique du nord avec la Chine s’est accru d’une façon considérable ces deux dernières décennies suite à l’implication économique massive de Pékin en Afrique et son projet des nouvelles routes de la soie dont la ceinture englobe notre région et dont la voie maritime aboutit en Méditerranée.

Cependant, l’image actuelle de Pékin est entachée de plusieurs points négatifs, notamment : 1- la perception largement partagée de la mauvaise qualité des produits de fabrication chinoise et celle des conditions rédhibitoires de remboursement des prêts qu’elle accorde; 2- la pandémie Covid-19 a révélé certaines limites du régime chinois, son manque de transparence et sa lenteur de réactivité; 3- en ce qui concerne le soutien aux régimes politiques en place dans ses pays amis, le pouvoir à Pékin est d’une façon générale réputé pour être un allié non fiable à 100%.

Comparé à Pékin, Washington ne jouit pas du même niveau de confiance au sein des régimes et surtout de la population des pays de l’Afrique du Nord pour les raisons suivantes : 1- le soutien total que Washington apporte à Israël au détriment du droit des Palestiniens, la guerre actuelle à Gaza confirmant cette réalité. Le sentiment anti-américain est à son apogée au sein de la population de l’Afrique du Nord depuis le déclenchement de cette guerre ; 2- les Etats-Unis sont accusés d’ingérence flagrante dans les affaires intérieures de certains pays, l’imposition de la démocratie par la force en Irak et en Afghanistan n’a pas abouti à la démocratisation de ces pays qui ont sombré dans le chaos de la guerre civile et du terrorisme; 3- les Etats-Unis sont accusés d’être responsables, avec les grands pays de l’Europe, de la situation chaotique dans laquelle se trouve la Libye après l’intervention des forces de l’Otan, durant les révolutions du «Printemps arabes».

En ce qui concerne l’avenir des stratégies de Pékin et de Washington envers les pays de l’Afrique du Nord, celles-ci seraient en harmonie avec leurs conceptions géopolitiques actuellement en vigueur.

Le principe qui guide la politique étrangère de la Chine est souvent encapsulé dans les expressions suivantes en langue chinoise:和平發展,qui veut dire «Développement pacifique» et 不干涉他國事務, qui veut dire «Non-ingérence dans les affaires des autres pays», ce qui n’est pas pour déplaire aux régimes autoritaires en place en Afrique du Nord.  

En revanche, le principe qui guide la politique étrangère des Etats-Unis est souvent résumé dans l’expression en américain «America first»qui veut dire«L’Amérique d’abord», favorisant la protection de l’économie et des intérêts états-uniens avant tout.

En guise de conclusion, disons que la présence de deux grandes puissances en course pour étendre leur influence en Afrique du Nord prouve que le monde est en passe de devenir  multipolaire. Les pays de l’Afrique du Nord peuvent profiter de cette «rivalité sino-américaine», en négociant des conditions avantageuses pour les investissements, en développant leurs capacités technologiques et en jouant un meilleur rôle géopolitique dans le monde. 

Les pays nord-africains font preuve d’une plus grande maturité et prennent conscience de l’intérêt qu’ils ont à ne fermer aucune porte qui s’ouvre devant eux pour garantir leur développement. Et à coopérer avec tous les acteurs présents en Afrique, qu’il s’agisse de l’Europe, des Etats-Unis, de la Chine ou de la Russie. Une approche proactive adaptée (en fonction des concepts géopolitiques de ces puissances) et équilibrée leur permettrait d’optimiser les bénéfices et de minimiser les risques associés à cette compétition entre les grandes puissances.

Le facteur déterminant pour y parvenir avec efficacité est de coordonner leurs actions par rapport aux opportunités qui se présentent et de profiter des atouts dont ils disposent, en particulier leur position à haute valeur géostratégique pour le commerce mondial puisqu’ils bordent la Méditerranée à travers laquelle passe 25% du trafic maritime global et disposent de ressources naturelles non négligeables.

* Capitaine de vaisseau major (r); consultant et formateur indépendant en géopolitique et stratégie.