Le fanatisme n’est l’apanage d’aucune religion en particulier. Les événements relatés dans ce livre survenus dans la ville de Munster en Allemagne à l’époque de l’Empereur Charles Quint sont détonants dans le contexte de l’histoire du christianisme européen telle qu’enseignée à l’époque contemporaine.
Dr Mounir Hanablia *
Le début du XVIe siècle en Europe occidentale est une période trouble avec l’affirmation de plus en plus marquée de l’identité allemande à travers le dynamisme de ses villes et de ses guildes de marchands et de bourgeois dont l’une des manifestations est l’apparition du protestantisme qui remet en cause les privilèges économiques de l’Eglise Catholique, détentrice de biens considérables et productrice de richesses sans être soumise aux impôts exigés par les princes et les prélats, souvent au pouvoir. Ces privilèges lui permettent d’exercer une concurrence que les commerçants jugent à juste titre déloyale.
Dans un contexte de crise économique et de mauvaises récoltes, beaucoup de princes, ceux de l’Allemagne du Nord, trouvent dans les idées de Martin Luther s’appuyant sur une relecture de la Bible centrée sur la responsabilité personnelle de l’individu la caution leur permettant de se débarrasser définitivement de l’emprise du Pape et de l’Eglise Romaine dominée par les Latins. Mais certains, tels Thomas Münzer, vont plus loin dans leur interprétation de la Bible sur la nécessité d’instaurer le Royaume de Dieu dans lequel tous les individus seraient égaux, et où la propriété privée serait abolie. C’est évidemment remettre en cause l’autorité de tous les détenteurs de pouvoir, une éventualité que Luther s’était prudemment abstenu d’invoquer.
La communauté anabaptiste
Thomas Münzer lève une armée de paysans qui est écrasée à Frankenhausen en 1525 et lui-même est pris, torturé et exécuté.
Melchior Hoffman prêche à Strasbourg l’avènement de la nouvelle Jérusalem et la nécessité de rebaptiser les chrétiens. Ses disciples sont nommés de ce fait anabaptistes. Mais l’échec de sa prédication conduit deux de ses disciples hollandais, un meunier, Jan Matthijs, et un tavernier, Jan Bockelson, tous deux prédicateurs dotés du don de la rhétorique, vers la ville de Munster sur la rivière Aa, en butte à une agitation religieuse entre catholiques et protestants dont l’enjeu est la domination du Conseil de la ville.
Tout compte fait, ce sont les Anabaptistes qui s’assureront le pouvoir, entraînant le départ des protestants et des catholiques, et la mobilisation de l’armée du Prince évêque venue assiéger la ville.
Entre février et avril 1534, c’est d’abord Jan Matthijs qui s’impose comme le nouveau prophète Elie légiférant sous l’effet de l’inspiration divine. Et tous les biens sont mis en commun. Mais il se rend coupable de violences et exécute un homme, un forgeron, dont on lui avait rapporté les paroles, le qualifiant de «prophète de merde». Finalement, au cours d’une sortie contre les assiégeants, il est mortellement blessé. Sa tête est exposée à la vue des assiégés qui parlent de capituler, mais c’est compter sans le charisme de Jan Bockelson qui se présente comme le nouveau prophète Enoch succédant à Elie et dont les paroles galvanisent les esprits, et mettent la responsabilité de la mort de son prédécesseur sur son orgueil. La ville de Munster trouve dès lors son maître.
Jan Bockelson épouse d’abord la veuve de son prédécesseur, Divara, en vertu d’un rêve qu’il prétend avoir eu. Il instaure la polygamie lorsqu’on découvre qu’il a une liaison avec une servante, Else. Enfin il se fait couronner roi, cédant à un rêve que l’un de ses compagnons prétend avoir eu, avec en perspective la victoire sur les ennemis et la conquête du monde. Il aura ainsi jusqu’à 16 épouses. Une certaine Ida, une belle femme qui se prend pour la reine Judith de la Bible, est envoyée au camp de l’évêque afin de l’assassiner en lui offrant un habit empoisonné. Elle est dénoncée par un autre transfuge et est finalement exécutée.
La vie à Munster est parsemée d’exercices militaires pour la défense de la cité, de banquets, de spectacles satiriques tournant en dérision les rites de l’église, de prêches et de sermons, et d’exécutions contre ceux qui tentent de fuir, qui cachent des biens, qui refusent d’obéir ou incitent à la désobéissance, ainsi que contre les femmes qui refusent la polygamie de leurs époux.
Le nouvel Israël
Un livre, La Restitution, explique le crédo de la doctrine anabaptiste et est distribué autant à la population qu’aux assiégeants. La communauté anabaptiste se qualifie de nouvel Israël et la grande place en face de la cathédrale détruite est baptisée «Mont Sion». Mais sur le plan militaire les troupes de l’évêque creusent des fossés autour de la ville mais au prix de lourdes pertes. Un remblai de terre est alors établi dont l’avancée inexorable finit par atteindre les murs de la cité à la fin du mois d’août pour finalement s’effondrer après un violent orage, ce dont profitent les assiégés pour attaquer mettant deux mille soldats hors de combat.
Après cette défaite, l’évêque change de tactique et fait construire 7 fortins autour de la ville reliés par des fossés et des palissades afin de l’isoler et d’affamer ses habitants. Le Roi de Munster décide d’envoyer alors des émissaires secrets dans les villes voisines ainsi qu’en Hollande, jusqu’à Amsterdam, afin d’obtenir les renforts nécessaires à la levée du siège. Il choisit à cette fin souvent ceux qui l’irritent, le dérangent, ou chez qui il perçoit des oppositions potentielles.
Le gouverneur de la Frise Georg Von Tautenburg disperse ainsi plusieurs rassemblements en Westphalie, les prisonniers sont pris et exécutés sans autre forme de procès. Un soulèvement à Amsterdam est mis en échec suite à une mésentente sur l’heure de son déclenchement et les navires qui devaient l’appuyer sont coulés.
La guerre acquiert ainsi ce caractère implacable, et tous ceux qui tentent de fuir Munster sont systématiquement arrêtés et massacrés par noyade ou sur le bûcher, soit par les gardes du Roi Jan, soit par les lansquenets de l’évêque. Mais voilà que Munster, désormais soumise à un implacable blocus empêchant tout ravitaillement, le Roi annonce une sortie contre les assiégeants qui leur donnera la victoire et leur permettra de rejoindre leurs coreligionnaires d’Allemagne et de Hollande pour former la grande armée qui abattra tous leurs ennemis et ira conquérir le monde. Faute de respecter ce délai, il brûlera selon lui en enfer.
Les préparatifs sont organisés, des chariots sont renforcés par des plaques de métal et armés de canons ou de couleuvrines comme de véritables tanks. Le jour venu, la première et la seconde trompette résonnent, annonçant l’imminence de l’attaque. La dernière annonçant l’ouverture des portes et la sortie de l’armée des, ne viendra jamais. Le Roi, qui naturellement ne brûle pas, tranchera quelques jours plus tard la gorge à celui qui lui en faisait le reproche et lui demandait comment il pourrait se présenter devant Dieu pour être jugé. «Avant que cela n’arrive, c’est moi qui suis ton juge», lui répond-il. Elisabeth, l’une des épouses du Roi, celle qui avait dit qu’aucun homme ne pouvait la dompter, veut partir pour échapper à la famine; il la décapite de ses propres mains.
Désormais, la ville est totalement isolée de l’extérieur et on permet aux femmes, aux enfants, et aux vieillards de partir afin d’économiser les maigres réserves. Mais ceux-ci se retrouvent bloqués entre les fortins des assiégeants et les murailles de la ville et ne peuvent pas partir, ils sont abattus par les tirs des soldats ou meurent de faim et de soif dans la puanteur des corps en décomposition.
Inexorablement, la famine s’installe, il n’y a plus de chevaux ni d’animaux, on mange le cuir des chaussures, l’herbe, on donne aux enfants en guise de lait de l’eau mélangée avec de la craie prélevée sur les murs. Des cas d’anthropophagie sont signalés. On s’assure que les pierres ne se sont pas transformées en miches de pain ainsi que cela est écrit dans la Bible.
Le «roi» exécuté en public
Toute cette souffrance se prolonge jusqu’au 25 juin lorsque 300 soldats assiégeants grâce aux renseignements fournis par un menuisier transfuge, se faufilent à l’intérieur de la ville à l’aube mais y restent bloqués.
Malgré la faim et l’affaiblissement des assiégés, les combats sont féroces, même les femmes y participent. Finalement le reste des troupes les rejoint et la résistance est anéantie. Le Roi, caché, est arrêté. C’est enchaîné que deux jours après il est amené devant l’évêque qui du haut de son cheval lui demande méprisant : «Toi tu es roi?». Et celui-ci lui répond : «Tu es bien évêque !». Jan Bockelson, Jan de Leyde ainsi qu’il était connu, est exécuté six mois après en public, après avoir été interrogé.
Soumis aux fers incandescents, son supplice dure une heure sans que les tortures ne lui arrachent le moindre cri, et son cadavre ainsi que celui de ses compagnons les plus proches est exposé dans une cage en fer suspendue à titre d’avertissement. Son épouse légitime et ses deux enfants qu’il avait pourtant abandonnés dans sa taverne de Leyde en Hollande avaient déjà été exécutés plusieurs semaines auparavant, contre tout bon sens. Sa reine, Divara, la veuve de Jan Matthijs, est exécutée pour avoir refusé d’abjurer la foi de son époux. La guerre contre les anabaptistes a uni catholiques et protestants.
Les principautés allemandes, malgré leurs rivalités, pourtant prises en tenaille entre les ambitions des Habsbourg catholiques, la Hesse et la Saxe protestantes, ont fourni l’effort financier nécessaire à la guerre.
Malgré son triomphe militaire, le grand perdant a été évidemment l’évêque de Münster Franz Von Waldeck sorti complètement ruiné de l’affaire, et qui n’a dû qu’à la chance de ne pas voir ses soldats, privés de soldes depuis des mois, l’assassiner ou déserter en masse; seule la perspective d’un butin abondant les avait retenus, mais après le sac de la ville, leurs espoirs seraient largement déçus. Mais rien n’aurait égalé l’horreur des princes de voir leur autorité brisée par des taverniers et des boulangers, à fortiori des paysans.
Face à cette perspective, tout avait été préférable, y compris taire les dissensions religieuses entre catholiques et protestants. Le Prince Philippe de Hesse, devenu protestant, obtiendra plus tard la dispense nécessaire de Martin Luther lui-même pour prendre une seconde épouse en sus de son épouse légitime, «à condition que cela reste secret !».
Le Royaume de Dieu
Qui a dit que les chrétiens ne s’accommodaient pas de la polygamie et que celle-ci était l’apanage des seuls musulmans? Les prêtres et les princes ne se faisaient pas faute de pratiquer depuis longtemps le concubinage. Les anabaptistes n’avaient fait qu’officialiser une situation établie de fait, en se conformant au texte de la Bible qui ne l’a jamais interdite, prenant exemple sur les prophètes, tout en contestant l’autorité de l’Eglise à l’interpréter exclusivement. C’est donc leur doctrine sociale et révolutionnaire ainsi que leur prétention à instaurer le Royaume de Dieu, qui leur avaient valu cette hostilité implacable.
Après l’extermination des insurgés, une dizaine de milliers, Munster est redevenue une cité catholique et l’est toujours. Il n’en demeure pas moins que le message révolutionnaire anabaptiste, celui d’une société épurée de ses nuisances, débarrassée de ses injustices et dominée par une élite investie d’une mission, qu’elle soit le parti ou le prolétariat, ne disparaîtra pas, il sera repris par les nazis et les communistes. Mais s’il existe un messianisme biblique, la fin des temps d’inspiration coranique n’en est pas très différente.
Daech dont les pratiques à l’encontre des femmes à Raqqa rappellent étrangement celles ayant eu cours à Munster, voulait rétablir la société idéale des premiers califes. Pourtant, si aujourd’hui le parti-pris de l’État allemand dans la guerre de Gaza intrigue et scandalise, c’est peut-être dans le massacre de Munster de 1535 qu’il faut aussi en rechercher la cause.
Apparemment, l’État allemand traite les Palestiniens à Gaza de la même manière que les princes et les prélats allemands avaient traité les anabaptistes : par le massacre. La grande différence demeure cependant qu’aucune puissance européenne n’avait cherché à aider ces derniers, alors que le peuple palestinien dispose de droits reconnus par la communauté des nations, et du soutien d’un grand pays, l’Iran, et de ses alliés, qu’on ne peut pas ainsi négliger. Bien au contraire !
Si un pays prétend aujourd’hui préparer l’avènement biblique des derniers jours annonçant l’imminence du Royaume de Dieu et la destruction de ses ennemis, à l’instar de ce qu’avait prêché Jan de Leyde, c’est bien Israël, un pays soutenu non par des boutiquiers et des paysans rêvant d’égalité sociale, ou bien par des desperados tunisiens partis chercher des sensations fortes en Orient, mais par l’élite financière mondiale appuyée par son bras armé, la puissance militaire américaine.
L’Allemagne, au vu de sa propre histoire, ne peut faire grief aux nations menacées par les prétentions messianiques sionistes de s’y opposer de toutes les forces dont elles pourraient disposer.
‘‘Le roi des derniers jours. L’exemplaire et très cruelle histoire des rebaptisés de Münster (1534-1535)’’, Pierre Barret et Jean-Noël Gurgand, éd. Hachette, 395 pages, 1981.